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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/336

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« Tout ceci n’est que ridicule, mon cher Martin ; voici qui devient atroce.

« Au retour de la distribution, M. Raymond, mon maître de pension, me fit venir dans son cabinet, et, après une remontrance pleine de bienveillance à propos de mon insurmontable timidité, il me dit :

« — Requin, vous devez être, vous serez l’honneur de ma maison ; de ce jour, je ne vous considère plus comme mon élève, mais comme mon fils ; je serai moi-même votre répétiteur et vous mangerez à ma table.

« Mon autre père… le père Requin, qui, en rentrant, m’avait assez vertement battu, le cher homme ! pour m’apprendre à ne pas donner une autre fois de pareilles déconvenues à son orgueil paternel, faillit à mourir de joie, en apprenant les bontés de M. Raymond pour moi. Je vous ai dit que ces bontés étaient féroces, mon cher Martin ; vous allez en juger.

« Du jour où je devins l’élève favori de M. Raymond, je fus pour lui une amorce, une enseigne, une réclame vivante destinée à achalander son institution par le retentissement de mes succès extraordinaires, nécessairement attribuées à l’excellente éducation que l’on devait recevoir chez M. Raymond, etc., etc.

« J’avais toujours fui les récréations, qui, malgré la surveillance protectrice des maîtres, n’étaient guère pour moi que des heures de tribulations de toutes sortes. Je passais donc le temps des récréations au fond de la loge paternelle, refuge inviolable, où, ne sachant que faire, j’étudiais. Mais, une fois l’élève de M. Raymond, non-seulement je continuai de travailler pendant les récréations, mais je travaillai les dimanches, les jours de fêtes, me couchant à minuit, me levant à cinq heures ; il n’y avait pas même de vacances pour moi : je travaillais sans repos ni cesse. Par suite de cette continuelle tension d’esprit, j’étais presque toujours en proie à d’horribles maux de tête, mais je n’osais avouer ces douleurs, Je les surmontais et je continuais de piocher à outrance.

« En un mot, ce digne M. Raymond me mettait pour ainsi dire en serre chaude, afin d’obtenir de moi, par un labeur forcé, tout ce que mon intelligence pouvait donner de fruits précoces. Ce cher homme croyait sans doute qu’après une ou deux saisons, la plante s’étiolerait, épuisée par cette production trop hâtive ; peu importait à M. Raymond, pourvu que l’effet fût produit sur le