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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/69

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fièvres, et ils les gardent jusqu’à ce que les fièvres, par leur retour périodique, aient usé leur vie ou qu’ils aient usé la fièvre. Ce dernier cas est singulièrement rare.

Un chien fauve demi-griffon, barbu, crotté, décharné, aidait à la conduite du troupeau ; le petit vacher parvint à grande peine à enfermer son bétail dans une vacherie boueuse, glaciale, au toit effondré en plusieurs endroits, inconvénient auquel on avait remédié en jetant sur les crevasses quelques fagots de sapin.

On voyait qu’une affection réciproque, basée sur un fréquent échange de services et sur une complète parité d’existence, unissait le petit pâtre et son chien. Que de longues heures d’automne et d’hiver cet enfant avait passées, abrité derrière quelque touffe de genêt, au milieu des landes désertes, son chien étroitement serré contre sa poitrine, afin de réchauffer à cette chaleur animale ses pauvres membres engourdis !

Ainsi niché, ne pensant pas plus qu’un animal, l’enfant tantôt regardait paître ses bestiaux à travers l’humide et froide brume qui les voilait à demi, tantôt suivait dans l’air, d’un regard machinal, la lente évolution des volées de vanneaux ou de halbrans ; tantôt, plongé dans une apathie plus stupide encore, ne vivant pas plus qu’un madrépore, il restait des heures entières son front dans ses mains, ses yeux fixes attachés sur les yeux fixes de son chien.

Et cette vie solitaire, animale, abrutissante, qui ravale l’homme au niveau de la bête, était celle de chaque jour pour ce malheureux enfant ; ainsi que des milliers d’êtres de son âge et de sa condition, absolument étranger à l’instruction la plus élémentaire, il vivait ainsi au milieu des landes désertes, ni plus ni moins intelligemment que le bétail qui paissait. Ignorant les moindres notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, l’instinct de cet enfant se bornait à associer ses efforts à ceux de son chien pour empêcher le troupeau d’entrer, dans les taillis, ou de brouter les jeunes semis, puis à ramener, le soir, son bétail, dont il partageait la litière.

Et une foule innombrable de créatures naissent, vivent et meurent ainsi, dans l’ignorance, dans l’hébêtement, n’ayant de l’homme que l’aspect, ne connaissant de l’humanité que les douleurs, que les misères, ne sachant pas que Dieu les a doués, comme tous, leur donnant une âme qui les rattache à la divinité, une intelligence qui, cultivée, les élève à l’égal de tous.

Le petit vacher venait de conduire son troupeau dans l’étable,