Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque la fille de ferme rentra, ramenant des bords de l’étang voisin, où elle était allée les abreuver, deux chevaux malades : elle montait l’un d’eux à cru et à califourchon, les jupes relevées jusqu’au genou, hâtant la marche traînante de l’animal en lui battant les flancs de ses grosses jambes nues et rouges.

La misère, les travaux trop rudes, l’abrutissement, tendent tellement, en soumettant leurs victimes à un impitoyable niveau, à effacer les divers caractères d’élévation, de force ou de grâce, imprimés par Dieu à ses créatures, que cette fille n’avait plus de la femme que le nom.

Les traits grossis, tannés, brûlés par l’intempérie des saisons, la taille épaissie, déformée, par des labeurs au-dessus de ses forces ; les vêtements en lambeaux et souillés de fange ; les cheveux en désordre, rassemblés à peine sous un bonnet de coton d’un blanc sordide, l’air brutal et hardi, la voix rauque, les mouvements virils, cette infortunée appartenait pourtant à ce sexe que Dieu a nativement doué de cette délicatesse de formes, de cette finesse de carnation, de ces mouvements doux, de cette élégance naturelle, de cette candeur timide, de ce charme à la fois attrayant et chaste qui caractérisent la femme, et que l’éducation développe et féconde ; car chacun de ces dons précieux semble devoir contenir le germe ou l’obligation d’une grâce ou d’une vertu.

Loin de là, cette pauvre fille de ferme, abandonnée, sans éducation, sans enseignement, sans soins, comme l’avait été sa mère et comme l’était la foule innombrable de ses pareilles, ne se trouvait-elle pas plus à plaindre encore qu’un homme, dans une condition semblable ? Déshéritée de tout bonheur, de tout plaisir sur la terre, elle avait, de plus, à force de labeurs, de fatigues, de misère, perdu jusqu’à la physionomie, presque jusqu’à la forme que le Créateur lui avait donnée… et si l’aspect de la dégradation physique chez l’homme attriste l’âme, la vue d’une femme telle que celle dont nous avons esquissé le portrait ne cause-t-elle pas un ressentiment plus chagrin, plus amer encore ?

Bientôt rentrèrent aussi à la ferme deux valets de charrue ; chacun descendit du cheval sur lequel il était assis, Les harnais sordides furent insoucieusement jetés dans un coin de la cour çà et là sur le fumier, ou dans l’eau croupissante ; les chevaux, boueux jusqu’au poitrail, furent attachés en cet état à l’autre extrémité de la vacherie.

Pendant ce temps, le petit vacher prit une immense terrine de