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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/82

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et qu’elles rendent mortel à ceux qui le cultivent à si grande peine. M. Duriveau, non content de perpétuer ces foyers pestilentiels, force ses métayers à vivre dans les horribles demeures qu’il leur construit avec de la boue et du chaume, aux endroits les plus malsains de sa terre, sombres et humides tanières où ces misérables prolétaires des champs deviennent forcément fiévreux et perclus, jusqu’à ce qu’une mort prématurée les décime.

Est-il une autorité, une loi quelconque qui puisse empêcher cet homme de rendre homicide ce qui devrait être salutaire, stérile ce qui devrait être fécond ? Non, cet homme dispose à sa guise d’une fraction du sol de la France.

Et pourtant, voyez l’anomalie étrange… Qu’à la ville une maison quelque peu borgne ou boiteuse empiète d’un pied sur une rue large de trente ou quarante pieds, vite la loi s’émeut… son cœur saigne, elle s’indigne, elle s’apitoie, elle s’exclame, et au nom de l’utilité publique, elle crie haro sur le propriétaire. De gré ou de force, il est obligé de démolir sa maison. Ne choquait-elle pas la vue ? Ne gênait-elle pas quelque peu, dans un endroit donné, la circulation ? N’y avait-il pas là effrayante urgence ? énorme péril en la demeure ? Ne s’agissait-il pas de la rectitude de l’alignement ? de l’élargissement du trottoir ?

Aussi, de par l’autorité de la voirie, les prétendus droits imprescriptibles de la propriété sont lestement foulés aux pieds, et l’on oblige cet homme à démolir à l’instant sa maison… maison paternelle peut-être… maison où peut-être il a vu mourir sa mère.

Cette subordination de l’intérêt privé à l’intérêt de tous part certes d’un principe admirable en soi, résumé par ces mots : —— l’utilité publique (pour tous les bons esprits, il y a une sainte révolution sociale dans l’intelligente, large, et féconde extension de ce principe d’expropriation) ; mais pourquoi limiter au seul embellissement des villes les conséquences de ce magnifique principe de fraternité ? Pourquoi la société, si radicalement, si légitimement agressive à la propriété, à l’individualisme, lorsque, en certaines circonstances données, la propriété, l’individualisme nuisent au bien-être commun, pourquoi la société reste-t-elle insouciante, désarmée, à l’endroit de questions tout autrement considérables que celles de l’alignement des rues, lorsqu’il s’agit enfin de la fertilisation, de la richesse du pays, surtout de la vie… oui, de la vie du plus grand nombre de ses enfants ?