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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/89

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à l’influence d’un sort jeté sur elle lors de sa naissance ; mais au rebours du commun des habitudes superstitieuses, loin d’inspirer la crainte ou l’éloignement, Bruyère inspirait au contraire des sentiments de vive reconnaissance ou de sympathie sincère, car l’influence, quelque peu surnaturelle, qu’on lui accordait, ne se manifestait jamais que par des services rendus ; la pauvre petite gardeuse de dindons trouvait moyen, dans son infime position, d’être serviable à beaucoup et avenante à tous.

À son entrée dans la cour de la métairie, Bruyère était non précédée, mais entourée de son nombreux troupeau, au plumage noir et lustré, à la tête écarlate. Deux coqs-d’Inde énormes, portant orgueilleusement leur crête et leur jabot d’un pourpre éclatant, nuancé d’un vif azur, se rengorgeaient d’un air formidable, faisant, comme on dit, la roue, hérissant leur plumage et arrondissant leur queue, magnifique éventail d’ébène glacé de vert sombre. Tous deux ne quittent pas d’une minute, l’un la droite, l’autre la gauche de Bruyère ; tantôt ils la regardaient de leur œil rouge et hardi, tantôt ils gloussaient d’une voix si triomphante, si insolente, si provoquante, qu’ils semblaient défier bêtes ou gens de s’approcher, malgré eux, de leur conductrice.

À la vue de ces deux monstrueux oiseaux, de trois pieds de hauteur, de cinq pieds d’envergure, à l’aile vigoureuse, au bec acéré, aux éperons aigus, on concevait assez que M. Beaucadet, malgré sa vaillance, devait avoir été quelque peu embarrassé de se défendre à coups de fourreau de sabre contre de si rudes assaillants.

À un signe de Bruyère, tout ce volatile s’arrêta en gloussant de joie devant la porte d’un perchoir, dont la jeune fille ouvrit seulement l’étroit guichet, afin de pouvoir compter son troupeau : il passa ainsi un à un devant elle, par rang de taille, les plus jeunes d’abord, le tout sans se presser, avec une discipline admirable, pendant que les deux gros coqs-d’Inde, qui, par leur âge, par leur dévouement, jouissaient de quelques privilèges, laissaient majestueusement défiler leurs compagnons devant eux, hâtant même de quelques coups de bec fort équitablement répartis la lenteur des retardataires ou des flâneurs. Lorsque le troupeau eut gagné son gîte, moins ces deux importants personnages, Bruyère ouvrit la porte du perchoir. Quoique à ce moment la figure de la jeune fille fût empreinte d’une mélancolie profonde, un doux sourire de satisfaction effleura ses lèvres à l’aspect de l’ordre réellement surprenant qui régnait dans le hangar : la