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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/88

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leur avait donné un lustre d’ébène. Forcée par la pauvreté d’aller jambes nues, Bruyère, avec l’industrieuse adresse du sauvage, s’était façonné aussi en jonc des espèces de bottines qui montaient au-dessous du genou et s’arrêtent au cou-de-pied préservé par le sabot ; rien de plus joli, de plus net que ce tissu souple et luisant, serrant étroitement le contour arrondi d’une jambe charmante, ainsi garantie de la rougeur et des gerçures presque toujours causées par le contact de la fange.

Par une habitude singulière, malgré le froid, malgré la pluie, malgré l’ardeur caniculaire, la jeune fille ne portait jamais rien sur sa tête nue ; quelquefois seulement, lors de la floraison des bruyères, elle attachait quelques-unes de leurs flexibles branches dans sa coiffure, sans doute en glorification du nom dont on l’avait baptisée, en la trouvant, toute petite, abandonnée dans les landes et couchée au milieu d’une touffe de bruyères roses. (Depuis, le même mystère enveloppait toujours sa naissance.) Ses cheveux châtains, très-abondants, naturellement ondés et séparés en bandeaux, étaient d’une nuance si harmonieuse, qu’elle se fondait dans l’ombre légère projetée sur le front par l’épaisseur de la chevelure, où tremblaient alors quelques brindilles de bruyère rose. De fins sourcils, bruns comme les cils démesurément longs et frisés, qui frangeaient ses paupières, surmontaient les yeux de Bruyère ; ces yeux très-grands étaient d’une couleur bizarre : vert de mer ; selon l’impression du moment, ils devenaient tantôt clairs, brillants comme l’aigue-marine, tantôt d’un vert sombre et limpide, comme celui des flots, toujours transparents malgré leur profondeur. Cette couleur singulière et changeante donnait quelque chose d’extraordinaire au regard de Bruyère, regard déjà singulièrement pensif, et souvent aussi d’une mobilité et d’un éclat extrêmes.

Ces traits étaient encore remarquables par leur fini précieux, car il régnait une merveilleuse harmonie dans l’ensemble de cette charmante et mignonne créature. Sa beauté rare, rendue un peu étrange par un accoutrement original, sa grâce sauvage, son incroyable adresse pour mille petits ouvrages qu’elle inventait ; son intelligence, étonnamment vive et pénétrante à divers endroits, la surprenante et affectueuse obéissance des animaux dont elle prenait soin, l’espèce de divination ou plutôt de prévision presque immanquable, dont elle paraissait douée à propos de choses rurales ; toutes ces excentricités innocentes faisaient passer la jeune fille, aux yeux de ces naïfs habitants de ce pays désert, pour une créature charmée, c’est-à-dire soumise