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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/92

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ment la pauvre femme d’une voix suppliante. — Je vas vous conter comme c’est venu. Ce petit à toujours été, voyez-vous, plus chétif que ses deux aînés… mais enfin il se traînait… L’hiver, comme vous savez, a été bien dur… À l’automne, mon pauvre homme avait pris les fièvres en arrachant des souches dans un terrain submergé ; ces fièvres, ça lui a coupé bras et jambes ; il est journalier ; pourtant il allait comme il pouvait… Mais notre met (huche) restait vide le plus souvent ; sans quelques pannerées de pommes de terre germées qu’un bon voisin nous a données, nous mourrions tout à fait de faim, et puis la dernière grand’foudre (ouragan) de février a emporté presque tout le chaume de notre toit ; il ne tenait plus quasi à rien ; mon pauvre homme est venu dans les bois de ce côté-ci du val, couper des genêts pour recouvrir un peu notre toit, et recueillir du graine-épi pour nous chauffer ; mais les gardes à M. le comte ont défendu à mon homme de rien ramasser… Dam, alors, il a plu chez nous autant que dehors, et la nuit surtout, c’était froid… froid comme gelée ; depuis ce temps-là, mon pauvre petit a pâli, a toussé, a tremblé… et puis enfin fondu comme vous le voyez, — dit la femme en pleurant. — Ah ! ma bonne chère fille… je n’espère plus qu’en vous… vous pouvez ce que vous voulez… C’est rien… quelques paroles à dire. Délivrez-le donc de son mal, s’il vous plaît, comme vous en avez délivré les aigneaux.

Plusieurs fois, durant cette naïve et triste consultation, Bruyère avait été sur le point d’interrompre la pauvre femme ; mais elle ne s’en était pas senti le courage ; après avoir attentivement regardé l’enfant, et pris ses deux petites mains livides et froides dans la sienne, elle dit à sa mère en soupirant :

— Aux agneaux, voyez-vous, il ne manquait ni le lait de leur mère pour les nourrir, mi sa toison pour leur tenir chaud ; leur seul mal était d’être enfermés jour et nuit dans une bergerie basse, sans air, remplie de fumier… là dedans, les agneaux étouffaient, beaucoup mouraient. Au métayer j’ai dit : Pour vos agneaux de printemps, grand air, verdure et soleil… la nuit, étable ouverte et fraîche ; les agneaux respireront un air pur ; sous le flanc de leur mère, ils n’auront jamais froid ; les petits levrauts, les petits chevreuils des forêts naissent, grandissent et deviennent robustes, sans autre abri que le sein de leur mère et la tallée de chênes où elle les a mis bas… Mais les petits du pauvre, — ajouta Bruyère, les yeux remplis de larmes, — mais les petits du pauvre sont plus à plaindre