Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/93

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que les petits de la brebis de l’étable ou de la chevrette des forêts : leur mère ne peut les réchauffer sur son sein glacé… et, quand son lait se tarit, ils ne trouvent pas, eux, leur nourriture dans la plaine ou dans le bois. Votre enfant a souffert du froid, de la faim… chère et pauvre mère ; son mal vient de là… et contre ce mal, hélas ! je n’ai pas de paroles.

— Il faut donc qu’il meure, ma chère fille, puisque vous n’avez pas de paroles contre son mal ! — dit la mère en sanglotant.

— Un médecin… l’a-t-il vu ?

— Il n’en vient jamais chez nous… c’est trop loin, et puis, est-ce que nous pourrions jamais le payer… ni les drogues non plus ?… c’est pas le malheureux monde comme nous qui peut voir des médecins.

Bruyère regarda l’enfant avec un silencieux attendrissement ; son cœur souffrait à la pensée de renvoyer cette pauvre mère sans un mot d’espérance.

— Et pourtant… il faudrait si peu de chose, peut-être, pour sauver la chère petite créature ! — reprit Bruyère d’un air pensif : — un vêtement bien chaud… un lit bien sec… et chaque jour du lait pur et tiède…

— Bonsoir, petite Bruyère, — dit soudain une grosse voix joyeuse.

La jeune fille releva la tête, et vit venir à elle, les mains tendues, la figure rayonnante, un grand homme maigre et basané, portant large chapeau rond sologneau, blouse blanche et guêtres blanches.

— Que le bon Dieu vous garde, — ajouta-t-il en s’approchant de Bruyère, — et qu’il vous garde longtemps pour les bonnes gens, car m’est avis que vous êtes un petit (un peu) cousine avec le bon Dieu ; quand vous le voulez, il n’y a pas de malheur qui tienne.

— Qu’y a-t-il de nouveau, maître Chouart ? — demanda Bruyère.

— Ce qu’il y a de nouveau ? de ce soir… ma récolte est engrangée, mon froment battu… Je comptais sur une centaine de setiers de grain, c’était déjà superbe, j’en ai cent vingt et deux… Voilà de vos charmes… et…

Bruyère, un moment pensive, interrompit vivement l’homme au grand chapeau.

— Vous êtes content de votre récolte, maître Chouart ?

— Si j’en suis content ? à chaque boisselée de plus que je mesurais,