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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/97

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lard avec un accent de doux reproche mêlé d’une certaine exaltation, qui donna à sa beauté un rare caractère d’élévation :

— Oh ! respectez, aimez, bénissez la terre du bon Dieu ! mère généreuse, infatigable ; pour un grain ne rend-elle pas dix épis ? pour une glandée une forêts de chênes ? Toujours ouvert, son sein est prêt à tout féconder, depuis la graine que le vent sème, depuis le noyau du fruit tombant du bec des oiseaux, jusqu’à la semence que vous répandez dans vos sillons. Oh ! non, non, jamais la terre n’est ingrate ; si, à la longue, elle s’appauvrit, si elle s’épuise, la pauvre nourricière ! c’est qu’en mère prodigue, toujours elle a donné au-dessus de ses forces, parce que toujours on lui a demandé sans trêve ni repos… Oh ! terre ! terre sainte et bénie ! quand, selon la loi du bon Dieu, te couvriras-tu partout et sans peine de bois, de moissons et de fleurs ? quand verras-tu tous tes laborieux enfants vivre dans l’abondance et dans l’allégresse !!

Il est impossible de rendre l’attitude, la physionomie de Bruyère en prononçant ces paroles ; ses grands yeux vert de mer, levés vers le ciel, brillant aussi vifs que les étoiles qui commençaient à poindre, au zénith… Les dernières lueurs rosées du crépuscule jetaient de mystérieux reflets sur la ravissante figure de la jeune fille, radieuse de foi, d’espérance dans la paternelle bonté du Créateur…

La femme et son enfant, le vieillard et son fils, ainsi que l’autre métayer, écoutaient Bruyère en silence, et la contemplaient avec une admiration respectueuse. Pour ces gens simples et ignorants, ce langage, quelque peu poétique, qu’ils venaient d’entendre, était une sorte d’évocation magique qui augmentait encore le prestige dont était entourée la Jeune fille.

Celle-ci, après avoir cédé à un moment d’entraînement involontaire, sentit qu’il état besoin de substituer des faits à des paroles, et, après un moment de silence, s’adressant au vieillard :

— Non, non, je vous le dis, mon bon père, la terre jamais ne refuse ses dons, à moins qu’elle n’ait trop longtemps et trop donné.

— Trop donné ! s’écria le vieillard avec amertume et colère, — trop donné ! la misérable ! Depuis dix ans, qu’est-ce donc que je lui ai demandé ? Bon an mal an, sa récolte de froment. Si elle a été prodigue… ce n’est guère que la première fois… mais après, d’année en année, elle a été de plus en plus avare… Aussi, peut-être qu’en me donnant des paroles contre cette maudite, chère petite sainte… le mal changera en bien, car je n’espère plus qu’en vous.