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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/98

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— Écoutez, bon père, — reprit doucement Bruyère, — après tout un jour de travail sans relâche, que faut-il pour réparer vos forces épuisées ? Nourriture et repos, n’est-ce pas ?

— C’est bien le moins, chère petite sainte.

— Oui, c’est bien le moins, et c’est justice… bon père… mais cette pauvre terre… que vous maudissez, lui avez-vous donné, après chaque récolte, nourriture et repos, c’est-à-dire hivernage et engrais ?

— Engrais ?… Un petit (un peu) ; hivernage… jamais… Il ne manquerait plus que cela, — s’écria le vieillard, — si peu qu’elle donne, la mauvaise !  ! du moins elle donne… vaut encore mieux ce peu que rien…

— Oui, bon père, peu vaut mieux que rien ; mais beaucoup ne vaudrait-il pas mieux que peu ?… Et elle vous donnerait beaucoup, la généreuse mère, si elle avait nourriture et repos suffisants… et encore, repos absolu, non, car le bon Dieu est si bon, qu’il a voulu que, pour la terre, changement de culture valût repos…

— Comment cela, chère petite sainte ? — dit le vieillard de plus en plus surpris.

— Depuis dix ans, vous ne donnez, à cette-pauvre terre, qu’un tout petit de nourriture, et vous lui demandez du grain, et puis du grain, et encore et toujours du grain… rien que du grain… Que voulez-vous, bon père ?… à la fin la nourricière souffre, s’épuise, et ne peut plus produire.

Le vieillard et son fils se regardèrent, indécis et étonnés ; ils étaient de ces laboureurs qui suivent aveuglément les coutumes d’une routine ignorante, fument rarement et à peine, et n’ont aucune idée des cultures intelligemment alternées et variées, d’une action si puissante sur la production.

— Au lieu d’épuiser la terre en lui demandant toujours la même chose, — reprit Bruyère, — suivez mon conseil, bon père, et bientôt vous remplirez votre grange et votre bourse.

— Hélas ! chère petite sainte, faites, vous qui pouvez tout !

— Vous avez, n’est-ce pas ? quarante arpents de terre ; dans ces quarante arpents, il y en a de la bonne, il y en a de moins bonne, il y en a de mauvaise ?

— J’ai huit arpens qui, dans le peu qu’ils donnent, rendent, à eux seuls… autant que les trente-deux autres, — répondit le vieillard.

— Eh bien ! si vous donniez, à ces huit arpents, toute la nourriture, si maigre qu’elle soit, que vous donnez aux quarante ?