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Page:Surell - Étude sur les torrents des Hautes-Alpes, 1841.djvu/162

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torrents devait donc multiplier aussi les robustes forêts et faire succéder à la longue la fécondité aux ruines, et la stabilité au désordre[1].

— On est frappé de cette observation, lorsqu’on parcourt certaines forêts de ces montagnes. On voit la végétation, redoublant de luxe et d’énergie dans des terrains déchirés par les ravins et croulant de toutes parts ; comme si elle rassemblait ses derniers efforts pour retenir un sol qui lui échappe[2]. C’est qu’en effet les terres les plus meubles sont en même temps les plus fertiles, et les durs rochers sur lesquels la végétation n’a point de prise, bravent aussi l’effort de toutes les causes de destruction.

Les montagnes, si elles étaient abandonnées toutes nues aux actions extérieures, seraient bientôt nivelées ou morcelées, et elles n’offriraient plus à l’homme qu’un entassement de roches crevassées, incultes et inhabitables.

— C’est la végétation qui prévient cette ruine ; et comme il n’y a pas de végétation sans eau, c’est dans les montagnes que la nature a répandu les eaux avec le plus de profusion. — Nous avons déjà signalé cette remarque : qu’il tombait plus de pluie dans les montagnes que dans les plaines. — Les montagnes attirent et retiennent les nuées. Les neiges, les glaciers couronnent leurs cimes comme d’immenses réservoirs, d’où suinte une humidité perpétuelle, d’où ruissellent d’innombrables filets qui fécondent leurs flancs et distribuent la fertilité de croupe en croupe jusque dans le fond des vallées. — Ainsi les eaux, qui sont l’agent le plus énergique de la destruction du sol, sont en même temps l’agent le plus actif de sa conservation. En attirant la végétation, elles préservent le sol contre leurs propres attaques, et plus elles ont de forces pour détruire, plus elles en font naître pour conserver. — C’est de la sorte que la nature impose à toutes ses forces des modérateurs qui les balancent et qui les empêchent d’agir constamment dans le même sens ; ce qui finirait par ramener tout au repos.

  1. Quand je parle d’ordre et de désordre, on comprend bien ce que je veux dire. — Au fond, rien ne se fait dans la nature qui ne soit rigoureusement dans l’ordre ; car rien ne s’y fait qui ne soit soumis à l’empire de lois immuables. — Mais ce n’est pas ainsi que nous entendons ce mot : Nous ne voyons l’ordre que là où nous voyons notre blé.
  2. On peut citer la forêt de Boscodon comme un exemple de la vigueur et de la ténacité de la végétation, luttant contre un sol friable, compose de schiste, de tuf et de gypse.