Page:Surell - Étude sur les torrents des Hautes-Alpes, 1841.djvu/257

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et la verdure se réfugier, avec les grandes forêts, dans les escarpements des montagnes ; c’est dans leur sein que l’habitant des plaines va chercher les bois, que ses campagnes dénudées ne peuvent plus lui fournir. Il semble que la nature ait réservé ces difficiles régions aux forêts pour les soustraire plus longtemps au pouvoir imprévoyant de l’homme ; elle lui ménage ainsi des trésors, et ne les lui abandonne qu’après qu’il a épuisé tous ceux qu’il avait d’abord sous la main. — Ainsi, nous voyons l’Italie, sous l’empire romain, sortir ses bois des Apennins et du fond de la Gaule Cisalpine ; ainsi la Provence s’est alimentée longtemps dans les forêts des Alpes, que lui apportait le flottage de la Durance ; ainsi la Judée, cette terre antique déjà déboisée au temps de Salomon, allait chercher la charpente de son temple dans les forêts du Liban ; ainsi les Vosges approvisionnent aujourd’hui les Pays-Bas et la Hollande. Enfin, c’est ainsi qu’au moment même où j’écris ces lignes, nous commençons à exploiter les forêts de la Corse, qui, jusqu’à ce jour, étaient demeurées à peu près vierges.

Avec leurs forêts, leurs inaccessibles retraites, leur sol âpre, hérissé d’accidents, les montagnes ont accompli, dans l’histoire de l’homme, une noble et brillante destination. Elles trempaient leurs peuples, comme elles font de leurs arbres. En plaçant l’homme toujours en présence des fatigues, des privations et des périls, elles l’élevaient au mépris de la vie et de la mollesse ; ainsi se formaient des races dures, intrépides, aux muscles de fer, à l’obstination invincible, chez qui la passion de l’indépendance et le goût de la lutte semblent attachés aux fibres mêmes du corps. Rarement le bras du conquérant arrive-t-il jusqu’au front de ces fiers montagnards ; et plus d’une fois l’histoire nous les montre, retirés dans un noyau de rochers, qui se maintiennent libres et insoumis au milieu des vastes empires. D’autres fois, poussés par leur humeur aventureuse, ou par la pauvreté de leur sol, on les voit fondre tout à coup de leurs hauteurs, et se répandre, comme un torrent, dans les plaines, ici, pour les piller, là, pour s’y établir par la force des armes, en domptant des populations énervées par l’habitude d’une vie facile. — Ouvrez les annales des peuples ; dans tous les temps, dans tous les lieux, vous trouverez cet antagonisme perpétuel entre les montagnes et les plaines ; les premières débordant sur les secondes ou les tenant continuellement en échec ; les secondes subissant souvent l’envahissement, ou n’y échappant qu’au prix d’une lutte incessante.