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Page:Surell - Étude sur les torrents des Hautes-Alpes, 1841.djvu/302

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rance et à sa pauvreté. Elle aurait souvent besoin, pour prospérer, de canaux d’irrigation, de digues, de dessèchements, tous travaux qui, par leurs difficultés d’exécution, le chiffre élevé de leur dépense, l’importance et l’étendue de leurs résultats, devraient revenir de droit au gouvernement, et constituer des travaux d’utilité publique, à l’égal des grandes voies de communication, que l’on ne perce le plus souvent qu’au profit de l’industrie et du commerce.

Ainsi, ce que je critique dans les travaux du Rhin, c’est ce caractère d’exception qui réserve à un seul cours d’eau le privilège d’un ordre de travaux applicable à vingt autres rivières où l’État ne fait rien. — Sur la Durance, par exemple, les digues serviraient, comme sur le Rhin, à assurer l’existence des propriétés riveraines. Elles auraient, de plus que celles-ci, l’avantage, en déterminant de vastes conquêtes, de créer des terres nouvelles qui profiteraient, et à l’État par leurs impositions, et aux propriétaires par leurs revenus, et à la société entière par l’accroissement des moyens de subsistance. Enfin ces digues, si utiles, seraient encore beaucoup plus économiques que celles du Rhin : elles seraient surtout plus efficaces, car elles peuvent être construites de façon à ce que leur succès soit pleinement assuré. — Pourquoi donc l’État n’assumerait-il pas ce travail ?

C’est une chose vraiment digne de remarque que les premiers travaux d’utilité publique, entrepris par les sociétés anciennes, ont été des travaux du genre de ceux dont je parle. Les ouvrages les plus gigantesques des Égyptiens ont eu pour but de régler les inondations du Nil, et de faire servir le limon du fleuve à l’agriculture. Leur fameux lac Mœris n’était autre chose qu’un immense réservoir d’alimentation. — Les rois de Perse avaient sillonné leur empire de canaux d’irrigation, dérivés du Taurus. — Les admirables ouvrages des Chinois, soit pour endiguer leurs fleuves, soit pour arroser ou dessécher leurs terres, sont assez connus pour que je m’abstienne de m’y arrêter. — Eh bien ! notre civilisation, si perfectionnée et si vantée, ne fait plus rien de comparable à ce qu’ont entrepris avec tant de courage, de patience et de bon sens, les civilisations naissantes. Nos travaux publics se bornent à l’ouverture des communications, et l’agriculture se défend comme elle peut contre les fleuves, la sécheresse et mille autres fléaux qui l’assiègent. Autrefois, on pensait avant tout à fertiliser le sol ; maintenant, on s’inquiète surtout à perfectionner l’industrie, et à favoriser ses débouchés par de bonnes voies de transport. L’agriculture, quoi qu’on en dise, est descendue au second rang.

Il en résulte parfois d’étranges spectacles, et bien propres à nous faire douter du mérite de nos idées à cet égard. — Parcourez le midi de la France : vous le verrez sillonné de routes et de canaux de navigation. Des millions sont engouffrés dans ces travaux, qui passent au milieu des campagnes les plus arides et les plus tristes du monde ; et l’on se demande avec surprise par quel inconcevable renversement d’idées une société, après avoir dépensé tant d’argent, tant de soins et tant d’années pour percer dans tous les sens son territoire, n’a pas su trouver, dans tous ses trésors, de quoi donner à ces champs désolés la goutte d’eau qui leur manque, et qui leur serait un bienfait bien autrement précieux que ce vain réseau de routes poudreuses.

Il est hors de doute que quelques grands canaux d’arrosage tripleraient, et, dans quelques parties, décupleraient la valeur d’une superficie de notre territoire, équivalant au moins au dixième de la France. Qu’on fasse le calcul du bien-être qui résulterait d’une semblable transformation, et qu’on le compare aux avantages que donnent nos travaux publics les plus utiles ! l’on verra de quel côté est l’avantage.