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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/41

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NAPOLÉON BONAPARTE


effectivement la société vivante, il faut, par delà l’enseignement des livres, dix ans, quinze ans d’observation et de réflexion, pour repenser les phrases dont ils ont peuplé leur mémoire, pour se les traduire, pour en préciser et vérifier le sens, pour mettre dans le mot, plus ou moins indéterminé et creux, la plénitude et la netteté d’une impression personnelle. Société, État, gouvernement, souveraineté, droit, liberté, on a vu combien ces idées, les plus importantes de toutes, étaient, à la fin du xviiie siècle, écourtées et fausses comment, dans la plupart des cerveaux, le simple raisonnement verbal les accouplait en axiomes et en dogmes, quelle progéniture ces simulacres métaphysiques ont enfantée, combien d’avortons non viables et grotesques, combien de chimères monstrueuses et malfaisantes. — Il n’y a pas de place pour une seule de ces chimères dans l’esprit de Bonaparte ; elles ne peuvent pas s’y former ou y trouver accès ; son aversion pour les fantômes sans substance de la politique abstraite va au delà du dédain, jusqu’au dégoût[1] ; ce qu’on appelle en ce temps-là l’idéologie est proprement sa bête noire ; il y répugne, non seulement par calcul intéressé, mais encore et davantage par besoin et instinct du vrai, en praticien, en chef d’État, se souvenant toujours, comme la grande Catherine, « qu’il travaille, non sur le papier, mais sur la peau humaine, qui est chatouilleuse ».

  1. Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, 204 (À propos du Tribunat) : « Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur mes habits. »