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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/232

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effort. A-t-il été plus infortuné que les autres hommes ? Quand on regarde les événements du dehors, il semble que non. S’il a été tourmenté par une famille avide, si deux ou trois fois le caprice ou la mort d’un protecteur est venu arrêter une grande œuvre qu’il avait commencée ou conçue, si sa patrie est tombée en servitude, si autour de lui les âmes se sont amollies ou dégradées, ce sont là des traverses, des tiraillements, des malheurs qui n’ont rien d’inusité. Combien d’artistes ses contemporains en ont éprouvé de plus grands ! Mais la souffrance se mesure à l’ébranlement de l’être intérieur, non au choc des choses extérieures, et s’il y a eu jamais une âme capable de transports, de frémissements et d’indignation, c’est celle-là. Il fut sensible à l’excès, et partant « timide », solitaire, mal à son aise dans les petites actions de la société, tellement que par exemple il ne put jamais prendre sur lui de donner à dîner. Les hommes trop agités d’émotions continues se taisent pour ne pas se livrer en spectacle, et se replient faute d’espace pour se déployer. Dès sa jeunesse, il s’était déplu dans les compagnies, et s’était renfermé dans l’étude et le silence au point de paraître orgueilleux ou fou. Plus tard, au faîte de la gloire, il s’y plongea plus avant encore, se promenant seul, servi par un seul domestique, passant seul des semaines entières sur ses échafauds, tout entier à la conversation qu’il avait incessamment avec lui-même. C’est qu’il ne trouvait personne autre qui lui répondît. Non-seulement ses sentiments étaient trop forts, mais encore ils étaient trop hauts. Dès sa première adolescence, il avait aimé sans mesure toutes les choses nobles : son art d’abord, auquel il s’était livré malgré les brutalités de son père, et qu’il avait