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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/231

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de Léon X, qui, botté, éperonné, passe la saison à chasser le cerf et le sanglier, qui entretient un moine capable « d’avaler un pigeon d’une bouchée et d’engloutir quarante œufs de suite », qui fait servir à sa table des mets sous forme de singes et de corbeaux pour jouir de la surprise des convives, s’entoure de bouffons, fait jouer devant lui la Calandra et la Mandragora, se plaît aux contes salés et paye des parasites. La finesse native de pareils esprits s’emploiera à démêler des nuances non de sentiments ou d’idées, mais de couleurs ou de formes,’et pour les satisfaire l’on verra se former le peuple d’artistes dont Michel-Ange est le premier.

Il y a quatre hommes qui, dans les arts et dans les lettres, se sont élevés au dessus de tous les autres, tellement au-dessus, qu’ils semblent d’une race à part : Dante, Shakespeare, Beethoven et Michel-Ange. Ni la science profonde, ni la possession complète de toutes les ressources de l’art, ni la fécondité de l’imagination, ni l’originalité de l’esprit, n’ont suffi à leur donner cette place : ils ont eu tout cela ; mais tout cela est secondaire. Ce qui les a portés à ce rang, c’est leur âme, une âme de dieu tombé, tout entière soulevée par un effort irrésistible vers un monde disproportionné au nôtre, toujours combattante et souffrante, toujours en travail et en tempête, et qui, incapable de s’assouvir comme de s’abattre, s’emploie solitairement à dresser devant les hommes des colosses aussi effrénés, aussi forts, aussi douloureusement sublimes que son impuissant et insatiable désir.

Par ce trait, Michel-Ange est moderne, et c’est pour cela peut-être qu’aujourd’hui nous le comprenons sans