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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/240

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VOYAGE EN ITALIE.

cri. Trois d’entre eux, au-dessus d’Ézéchiel, de la Persica et de Jérémie, sont incomparables, l’un surtout, le plus noble de tous, calme et intelligent comme un dieu, et qui regarde, accoudé sur des fruits, une main posée sur ses genoux. On sent qu’ils vont se remuer, agir, et l’on voudrait les garder devant soi dans la même attitude. La nature n’a rien produit d’égal, c’est ainsi qu’elle aurait dû nous faire ; elle trouverait ici tous les types ; à côté des géants et des héros, des vierges, des adolescents pudiques, des enfants qui jouent, cette charmante Eve si jeune et si fière, cette belle Delphica, pareille à une nymphe primitive, qui tourne ses yeux remplis d’un étonnement naïf, tous fils ou filles de la race colossale et militante, mais à qui leur âge a conservé le sourire, la sérénité, la joie simple, la grâce des Océanides d’Eschyle et de la Nausicaa d’Homère, Une âme d’artiste porte en soi tout un monde, et celui de Michel-Ange est ici tout entier.

Il l’avait fait et n’avait plus à le refaire. Son Jugement dernier, qui est à côté, ne laisse pas la même impression ; le peintre avait alors soixante-sept ans, et son inspiration n’était plus si fraîche. Lorsqu’on a trop longtemps manié ses idées, on les possède mieux, mais on en est moins ému ; op pousse au delà de la sensation primitive, la seule vraie, et l’on s’exagère ou l’on se copie. Ici, de parti pris, il épaissit les corps, il enfle les muscles, il prodigue les raccourcis et les poses violentes, et fait de tous ses personnages des athlètes bien nourris et des lutteurs occupés à montrer leur force. Les anges qui enlèvent la croix s’accrochent, se renversent, serrent les poings, tendent les cuisses, retroussent les pieds comme dans un gymnase. Les saints se démènent