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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/286

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Le goût a changé avec l’état des âmes ; des gens raffinés et mous ne peuvent aimer des figures simples et fortes ; il leur faut des rondeurs maniérées, des sourires doucereux, des teintes curieusement fondues, des visages sentimentaux, l’agrément et la recherche en toutes choses, quelquefois, par contraste, les rudesses du Caravage, la trivialité et la crudité de l’imitation littérale, comme un verre d’eau-de-vie après vingt verres d’orgeat sucré. On sent ce contraste, en comparant, à la galerie Barberini, deux portraits célèbres, deux figures qui, à cent cinquante ans de distance, ont été des objets d’amour et des modèles de beauté : la Fornarina de Raphaël est un simple corps, tête brune, le regard dur, l’expression vulgairement joyeuse, les rebords des yeux fortement marqués, les avant-bras très-gros, les épaules trop tombantes, une vigoureuse femme du peuple, pareille à cette boulangère entretenue par lord Byron, qui le tutoyait et l’appelait chien de la Madone ; Raphaël n’y trouvait certainement qu’un animal humain bien membré, bien portant, qui lui fournissait des motifs de lignes. Tout au contraire, la Cenci du Guide est une délicate et jolie pâlotte ; son petit menton, sa bouche mignonne, toutes les courbures de son visage sont gracieuses ; drapée de blanc, la tête entourée de linges blancs, elle est posée en modèle comme une figure d’étude. Elle est intéressante et maladive ; ôtez-lui la pâleur qui lui vient de son triste état, il reste une agréable demoiselle, comme la vierge de l’Annonciation du Louvre devant l’ange, qui est un agréable page : voilà de quoi faire courir les faiseurs de sonnets et les belles dames.