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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/336

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Je connais un custode qui a six écus par mois ; outre cela, de loin en loin il raccommode un vieil habit moyennant trois on quatre baïoques ; la famille meurt de faim, et parfois emprunte deux pauls (vingt sous) à un voisin pour achever la semaine. Néanmoins le fils et la fille vont à la promenade le dimanche très-bien vêtus. Cette fille est sage parce qu’elle n’est pas encore mariée ; une fois le mari accroché, ce sera autre chose : on trouvera tout naturel qu’elle pourvoie à sa toilette et aide son mari. Quantité de ménages vivent ainsi de la beauté de la femme : le mari ferme les yeux et parfois les ouvre ; dans ce cas c’est pour mieux remplir ses poches. La honte ne le gêne pas ; il y a tant de pauvreté dans le mezzo ceto, et, quand les enfants viennent, l’homme est si à plaindre, qu’il souffre sans se gendarmer un protecteur riche. « Ma femme veut des robes, qu’elle se gagne des robes ! » D’ailleurs l’effet général du gouvernement est déprimant, l’homme est plié aux bassesses, il est habitué à trembler, à baiser la main de l’ecclésiastique, à s’humilier ; de génération en génération, la fierté, la force et la résistance viriles ont été extirpées comme de mauvaises herbes ; celui qui les porte en soi est foulé, il a fini par en perdre la semence. Un type de cet état d’esprit est le Cassandrino des anciennes marionnettes : c’est le laïque accablé, affaissé, en qui le ressort intérieur est cassé, qui a pris parti de rire de tout, même de lui ; qui, arrêté par des brigands, se laisse dépouiller en plaisantant et en leur disant : « Vous êtes des chasseurs ! » Amère bouffonnerie, arlequinade volontaire qui aide à oublier les maux de la vie. Ce caractère est fréquent ; le mari, résigné, avili, subit le bonheur de sa femme. Sa part faite, il se promène, va prendre