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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/345

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pond très-obligeamment et s’en tient là. Poussez des ressorts plus secrets, adressez-vous au barbier, au premier domestique, à l’homme qui passe la chemise. Un matin, il parlera de vous et dira avec insistance : « Ah ! Éminence, un tel pense si bien, il parle de vous si respectueusement ! »

Une autre circonstance mortelle à l’esprit de société, c’est le manque de laisser-aller. Les gens se défient les uns des autres, veillent sur leurs paroles, ne s’épanchent pas. Un étranger, qui pendant vingt ans a tenu ici un salon important, nous disait que, s’il quittait Rome, il n’aurait pas dans six mois deux lettres à y écrire ; en ce pays-ci, on n’a point d’amis. Partant la seule occupation est l’amour ; les femmes passent la journée à leur balcon, ou, si elles sont riches, vont à la messe, de là au Corso, puis encore au Corso. La sensibilité, n’ayant pas comme ailleurs son débouché journalier, produit, quand elle trouve son emploi, des passions violentes, et parfois des explosions étranges, par exemple, le désespoir de la jeune marquise Vittoria Savorelli, morte d’amour parce que son fiancé, un Doria, l’avait abandonnée ; le mariage de telle grande dame avec un sous-officier français, qui sellait son cheval dans la cour du palais, et d’autres dénoûments romanesques ou tragiques.

Le grand malheur pour les hommes, c’est de n’avoir rien à faire ; ils se rongent ou s’endorment sur place. Faute d’occupation, ils rusent l’un contre l’autre, ils s’épient et se tracassent comme des moines oisifs et clos dans leur couvent. C’est surtout vers le soir que le poids du désœuvrement devient accablant ; on les voit dans leurs immenses salons, devant leurs files de