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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/352

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tordent à demi engravées, ou dorment en flaques, parmi les herbes pourries.

À perte de vue, de toutes parts, la solitude ondule en collines d’une bizarrerie monotone, et l’on cherche longtemps en soi-même à quelles formes connues ces formes étranges peuvent se rapporter. On n’en a point vu de semblables, la nature n’en produit pas ; quelque chose est venu se surajouter à la nature pour enchevêtrer leur pêle-mêle et brouiller leurs éboulements. Mollasses ou effondrés, leurs contours sont ceux d’une œuvre humaine affaissée, puis dissoute par l’attaque incessante du temps. On se figure d’anciennes cités écroulées et ensuite recouvertes par la terre, de gigantesques cimetières effacés par degrés, puis enfouis sous la verdure. On sent qu’une grande population a vécu là, qu’elle a retourné et manié le sol, qu’elle l’a peuplé de ses bâtisses et de ses cultures, qu’aujourd’hui il n’en subsiste plus rien, que ses vestiges eux-mêmes ont disparu, que l’herbe et le sol ont fait par-dessus eux une nouvelle couche, et l’on éprouve le sentiment d’angoisse vague que l’on aurait au bord d’une mer profonde, si à travers l’abîme des eaux immobiles, on démêlait comme en un songe la forme indistincte de quelque énorme cité descendue sous les flots.

Deux ou trois fois on arrive sur une hauteur ; de là, quand on contemple le cercle immense de l’horizon peuplé tout entier par les entassements de collines et par le pêle-mêle des creux funéraires, on sent tomber sur son cœur un découragement sans espérance. C’est un cirque, un cirque au lendemain des grands jeux, muet et devenu sépulcre : une ligne âpre de montagnes violacées, une solide barrière de rocs lointains, lui servent