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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/384

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à son dessert. Tous les trois jours au moins, je lisais dans les journaux des déclamations tonnantes contre deux écrivains célèbres de notre temps, — l’un si brillant, si aimable, si vif, si français, si spirituel, qu’on oublie de remarquer son bon sens, qui est égal à son esprit ; — l’autre si large, si délicat, si fécond en idées générales, si expert et si raffiné dans l’art de sentir et d’indiquer les nuances, si heureusement doué et si bien muni, que la philosophie et l’érudition, les hautes conceptions d’ensemble et la minutieuse philologie littérale sont de l’hébreu pour lui, — bref M. About, l’auteur de la Question romaine, et M. Renan, l’auteur de la Vie de Jésus. Tous les trois jours, on les appelait scélérats ; j’ai lu un article intitulé Renan e il diavolo, où l’on prouvait que les ressemblances entre les deux personnages sont nombreuses. Rien de plus naturel : en passant par certains esprits, les choses prennent une certaine couleur ; les lois de la réfraction mentale l’exigent ainsi, et ne sont pas moins puissantes que celles de la réfraction physique. J’ai vu un effet semblable, ces jours derniers, au Capitole : il s’agit de l’histoire telle qu’elle devient, lorsqu’elle a été élaborée, déformée et grossie, en traversant les cerveaux populaires. Deux soldats français regardaient une Judith, qui vient de tuer Holopherne ; le premier dit à l’autre : « Tu vois bien cette femme-là ? Eh bien, c’est une nommée Charlotte Corday, et l’autre c’est Marat, un homme qui l’entretenait, et qu’elle a assassiné dans sa baignoire ; faut dire que toutes ces femmes entretenues sont des canailles. »