Aller au contenu

Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

peut le dire. Le reste de l’univers lui était étranger ou ennemi, il n’y avait point de droits ; ni ses biens ni ses membres n’y étaient en sûreté ; s’il y trouvait protection, c’était par grâce ; il n’y songeait que comme à un danger ou à une proie ; cette enceinte était son refuge et sa forteresse. Bien plus, il y avait ses dieux propres, son Jupiter ou sa Junon, dieux habitants de la ville, dieux attachés au sol, et qui, dans la pensée primitive, n’étaient autre chose que ce sol lui-même avec ses sources, ses bois et son ciel. Il y avait son foyer, ses pénates, ses ancêtres, couchés dans leurs tombeaux, incorporés au sol, recueillis par la terre, la grande nourrice, et dont les mânes souterrains, du fond de leur repos, continuaient à veiller sur lui, en sorte qu’il y trouvait en un faisceau toutes les choses salutaires, sacrées ou belles, qu’il devait défendre, admirer ou vénérer. « La patrie est plus que ton père ou ta mère, disait Socrate à Criton, et quelque violence ou quelque injustice qu’elle nous fasse, nous devons les subir sans chercher à y échapper. » C’est de cette façon que le Grec et le Romain ont compris la vie ; quand leurs philosophes, Aristote ou Platon, fondent un État, c’est une cité, une cité bornée et fermée, cinq ou dix mille familles, où le mariage, l’industrie et le reste sont subordonnés à la chose publique. Si l’on joint à tous ces traits l’imagination précise et pittoresque des races méridionales, leur aptitude à se représenter les objets corporels, les formes locales, tout le dehors coloré, tout le relief sensible de leur ville, on comprend que cette conception de la cité a dû produire dans les âmes antiques une sensation unique, source d’émotions et de dévouements auxquels nous n’atteignons plus.