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Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/272

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Mais un plaisir destructeur n’est pas nécessairement un plaisir douloureux. Y a-t-il des plaisirs douloureux ? Oui, et la vie sociale, à commencer par la vie amoureuse, en est toute remplie. Il n’est pas jusqu’à l’amour heureux qui, dans ses premières prises de possession, n’inflige à l’un des amants quelque souffrance qu’il se plaît à souffrir. Dans l’amour contrarié ou malheureux, il serait plus exact de dire qu’il y a douleur plaisante que plaisir douloureux. L’attente, par exemple, est une douleur plaisante ; douleur vive souvent, quand la personne attendue tarde à apparaître et que pourtant on continue à espérer sa venue ; puis, quand tout espoir est perdu, douleur poignante. L’absence, avec l’espérance de lettres furtives, autre source de souffrances voluptueuses. Si désespéré qu’on soit en amour, on aime son mal et on repousse l’idée d’en guérir. Dans une sphère plus haute d’émotions, un apôtre, un ardent missionnaire du vrai, est heureux de souffrir pour sa cause ; le martyr, sur la croix, atteint parfois l’extase. Sur un champ de bataille, si l’on pouvait, après une charge héroïque, recueillir les impressions des blessés qui voient le triomphe de leurs camarades, combien de phénomènes du même genre se révéleraient ! Qu’on relise les Mémoires de Marbot. Mais, c’est surtout dans les manifestations nationales d’un de ces grands amours collectifs, de ces adorations en masse, suscités par les dompteurs

    d’être et que la morale est même toujours, dans ses lentes transformations, en retard sur l’évolution des intérêts sociaux dont elle a la garde. L’honneur chevaleresque et militaire, en se survivant dans une démocratie, y fait faire quelque sottises, comme les plaisirs de l’amour, en se prolongeant chez un vieillard, l’affaiblissent étrangement. Les plaisirs, comme les vertus, ont une tendance à se survivre.