Aller au contenu

Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la plaine. Le ciel s’était couvert de nuages noirs, derrière lesquels la lune avait totalement disparu, et qui couraient bas sous un vent lourd. La lueur rouge du Temple du Feu s’était éteinte à l’horizon. De temps en temps, quelques gouttes d’eau larges et tièdes, presque chaudes, tombaient sur nous, tandis qu’un éclair balafrait les nuages, illuminant de sa clarté livide les ossements blancs et des amas putréfiés noirs, entrevus ainsi par brusques échappées.

Je me tamponnais le nez et la bouche, pris à la gorge par cette puanteur, anhélant et à demi asphyxié. Mes compagnons, par contre, n’avaient pas l’air incommodés du tout ; entre eux, ils causaient plus tranquillement que jamais, gaiment même, sans paraître le moins du monde émus ; ils se sentaient chez eux, dans un des domaines préférés de leur maître ; pareils aux vautours, aux corbeaux, aux hyènes, aux chacals et autres animaux qui vivent de charogne, la charogne, par un privilège infernal, était sans danger pour eux, inoffensive, ne les rendait pas malades, ne les empoisonnait pas.

Nous reprîmes alors notre marche, un bon bout de temps encore, enjambant maintenant les cadavres, buttant contre, donnant à tout instant, sans le vouloir, des coups de pied dans les crânes dénudés, qui roulaient à terre avec un éclat sec ; par terre aussi, des lambeaux de chair, détachés par la putréfaction, grouillaient, et il fallait bien marcher là-dedans ; des milliers et des milliers d’yeux, sortis des orbites, jonchaient le sol et semblaient nous regarder passer, glauques et ternes, dont quelques-uns, pourris déjà, formaient une bouillie innommable, affreuse à voir.

Enfin, nous parvînmes à l’endroit choisi pour le sabbat palladique. Une sorte de monticule a été construit par les adeptes indiens, surgissant à quelques pieds seulement au-dessus du niveau du terrain plat, bâti, avec des fragments de rochers apportés là, dans un mortier de sable et d’ossements humains ; au sommet, il y a une large pierre, qui a toutes les apparences d’un dolmen.

Au sortir du Temple du Feu, chacun avait retiré ses insignes, pour tout le cours de la pérégrination ; le grand-maître lui-même avait laissé là-bas sa tunique, sa couronne et sa coiffe égyptienne ; par contre, un des Indiens, de haute taille, un vrai géant, avait emporté dans un paquet une vaste robe blanche, à manches larges et flottantes, et une énorme tête de bouc, en carton durci, dans le genre des grosses têtes dont se servent les saltimbanques en Europe pour les parades foraines.

On s’arrêta. Les torches furent plantées dans le sable qui recouvrait le monticule. Chacun se revêtit de ses insignes, le grand-maître mettant seulement le cordon de son grade dans le rite.

— Nous voici rendus au lieu vénéré de nos derniers mystères, dit le