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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/303

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condes, je passai par divers états diamétralement opposés. Mais, dans tout cela, je ne perdis pas de vue la coopération qui m’était demandée au meurtre du frère Yéo-hwa-tseu ; car celui-ci me criait de plus belle :

— Frère de Charleston, coupe-moi la tête ! Frère de Charleston, ne, me refuse pas cet honneur !

Comment me tirer de cette situation impossible ?… Je m’interrogeais à peine, sentant bien qu’il m’était défendu de paraître délibérer avec moi-même ; c’eût été me trahir… Et même, en faisant machinalement le premier pas vers l’orient, je me demandai si l’on ne m’avait pas éventé déjà, si je n’étais pas soupçonné, découvert ; je me voyais perdu ; je me disais que l’on ne m’avait fait qu’insidieusement l’offre d’achever le sacrifice du sang, afin de me la voir repousser ; et alors, selon toute évidence, j’allais être massacré.

De la place que j’occupais jusqu’à l’orient, il y avait bien à peu près une vingtaine de mètres ; je mis vingt siècles à les parcourir, pendant que mes oreilles bruissaient et que dans ce bruissement se répercutait l’appel du mutilé, aspirant à recevoir la mort de ma main.

Quel cauchemar ! et cependant, j’étais bien éveillé…

Je n’étais plus qu’à dix mètres du billot. Je voyais rouge, violet, vert ; tout un arc-en-ciel de couleurs dansait autour de moi, à travers lequel se dressaient les silhouettes du grand-sage, des dignitaires, des trois premiers bourreaux désignés par le sort, qui tous me regardaient avec des yeux flamboyants, tandis que l’autre, l’élu du diable, le damné Yéo-hwa-tseu, ses bras coupés et sanglants tendus vers moi, scandait, sur un ton suppliant à présent, son éternelle phrase :

— Frère de Charleston, coupe-moi la tête ! Frère de Charleston, ne me refuse pas cet honneur !

L’idée me vint de bondir sur tous ces infâmes et de faire un carnage épouvantable, puisqu’il me paraissait certain que je ne devais pas sortir vivant de cet antre maudit. Je pensai aussi que, vu le nombre, je serais bien vite désarmé, et qu’alors un supplice des plus terribles, avec des raffinements inconnus de cruauté, m’était réservé ; et l’idée me vint de tourner contre moi l’arme qui m’avait été confiée ; mais ma foi de chrétien me fit bannir, aussitôt conçu, ce projet de suicide… Telles étaient les réflexions qui m’assaillaient, au cours de ma marche vers l’orient… Finalement, je me mis sous la protection de Dieu ; je l’invoquais dans mon cœur, et je lui disais :

— Mon Dieu, je le vois, j’ai poussé trop loin la témérité ; mais, si ma dernière heure est venue, prenez-moi, vous, Seigneur, et que je ne reçoive pas la mort de la main de ces brigands, qui blasphèmeraient encore en insultant à mon agonie !… Foudroyez cette demeure, ensevelissez--