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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/514

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ques mètres de mer à peine, un petit détroit, une sorte de canal d’eau salée, voilà la mince barrière qui a été mise entre l’Europe et l’Afrique, entre le pays blanc et le pays noir.

Le lecteur, je l’espère, ne m’en voudra pas d’avoir un instant philosophé devant lui. Mais c’est que, lorsqu’on réfléchit à toutes ces choses, il semble vraiment que l’on entre dans le domaine de la fiction, du rêve, et l’on reste confondu, quand on reporte alors sa pensée vers Dieu, de l’apercevoir si infiniment grand à travers le temps et l’espace, et de se sentir, soi, si insignifiant et si petit !

Qu’est-ce que l’univers, qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce même que le diable dans sa puissance orgueilleuse ? Rien, moins que rien, des grains de sable, de la poussière d’atomes dans la main de Dieu !

Et dire que c’est sur ce rocher même de Gibraltar, épargné par Dieu, que le diable et l’Anglais, — les deux font la paire, — se sont installés pour protestantiser et maléficier de nos jours !…


Avez-vous été quelquefois à Gibraltar ? Non ?… Eh bien, allez-y, je vous assure que cela vaut la peine d’être vu. Pendant que le diable y matagrabolise, l’Anglais s’y fortifie démesurément, hors de toute proportion, ridiculement, comme l’odieux usurpateur vivant dans la crainte perpétuelle d’un brusque retour de la fortune, et comme le traître sans cesse aux aguets et ne dormant que d’un œil.

Échappé des flots, Gibraltar a eu, dans l’histoire, cette singulière destinée, d’être toujours submergé par l’homme, par le conquérant.

Phéniciens, Carthaginois, Romains, Goths, Maures, Espagnols, et, en dernier ressort, Anglais, les races et les castes les plus diverses, les plus opposées, ont tour à tour défilé sur ce rocher ; flots humains sans cesse changeants, renouvelés, mobiles, instables, devant la même espèce de singes, seuls immuables, qui ricanaient et ricanent encore, esquissant toujours la même grimace hébétée, par atavisme séculaire, comme s’ils avaient toujours peur d’une nouvelle catastrophe.

Et tous ces passants, d’un siècle ou d’un jour, ont laissé leurs traces dans le granit atlantidien : « Et nous aussi, disent-ils, nous avons passé là. » Encore maintenant, ce n’est pas une des moindres curiosités offerte par ce coin d’Europe qui n’a rien d’européen, que le méli-mélo, la confusion, le tohu-bohu des gens qui y vivent : l’étrange mélange des peuples de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, dont chacun porte son costume, garde ses mœurs, sa langue, son idiome, fait de Gibraltar une tour de Babel en raccourci, entre les jointures de pierre de laquelle l’Anglais apparaît, d’espace en espace, rouge de costume et de peau ; sa couleur est celle du feu, comme un démon échappé de l’enfer. On dirait, en effet, le