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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/558

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platdeutsch, auquel personne n’avait d’ailleurs rien compris, mais qui, parait-il, au dire tout au moins du frère Hugo Wachtmann, président de la réunion, avait trait à la question de la fraternité universelle des peuples et lui donnait une solution des plus remarquables.

Dire ce qu’on avait dormi pendant le laïus de l’ex-faucheur polonais, le lecteur le suppose aisément ; lui raconter l’aspect de cette petite salle à manger où nous étions réunis autour d’une grosse table dans une atmosphère empuantie de choucroutes aigres, desservies dans le buffet aux portes entr’ouvertes, saturée d’haleines chaudes d’alcool de Silésie, parmi lesquelles le polonais postillonnait énergiquement ; le lecteur s’en fera une idée complète en se représentant un nuage épais et gris, produit par la fumée des pipes en porcelaine, à travers lesquelles nos têtes s’estompaient comme en un fin brouillard, tandis que la lumière de l’unique lampe suspendue au plafond, et qui nous éclairait, scintillait floue, entourée d’une auréole, comme le soleil par un brouillard d’hiver.

Puis, au mur, une grande silhouette se détachait, — on eût dit l’ombre même du diable, — le polonais toujours, agitant comme de gigantesques pattes d’araignée ses grands bras terminés par d’interminables mains. Tout cela, au milieu de son ronchonnement monotone, coupé par intervalles de petits ronflements plus discrets et mal retenus de dormeurs, lâchés parfois en un gigantesque renaclement ou en de petits à-coups de respiration gênée et doucement sifflée et un silence momentané.

Drôle de réunion, n’est-ce pas, pour des gens qui passent pour toujours maléficier ? Mais d’abord, ce n’était pas une réunion officielle en loge, mais bien plutôt une soirée, donnée en l’honneur du passage par hasard à Berlin de quelques frères de divers rites, dont j’étais. Et puis, que voulez-vous ? bien que maçon et sataniste, ou ne peut pas toujours cabaler ; la nature et la bêtise naturelle, l’abrutissement inné de la race prédominent quelquefois la méchanceté, surtout quand on est allemand.

C’était là le cas, ce soir-là.

Il ne s’était donc rien passé, si ce n’est qu’une dose massive d’abrutissement teutono-polonais nous était tombée sur la tête.

Jugez dans quel état nous étions tous à la fin !

Heureusement, à un moment, le polonais avait disparu, ma foi, je ne sais plus où ; après avoir cherché un instant sous la table où cette race se réfugie en général volontiers, j’avoue que ni les uns ni les autres nous ne pensâmes plus à lui, heureux d’en être débarrassés. Seul, l’excellent Wachtmann, un peu bien plein de bière, à vrai dire, devenu lourd et pâteux de langue, répétait comme si un tic l’avait subitement pris :

— Mais ou est donc l’excellent polonais ? (Aber woher ist nur der liebliche pole ?)