Aller au contenu

Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/751

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soigneusement rafraîchies. Le saleur jurait ses grands dieux que le navire était charmé ; l’équipage ne jurait plus, il faisait des vœux ; le capitaine Jean Jouin, l’esprit fort de Saint-Brieuc, m’envoyait pas une chaloupe sans faire un signe de croix. Peine inutile ; il eut la douleur de voir le dernier de ses compagnons pousser le hourrah de départ et faire voile pour la France, sans qu’il eût, lui, pu saler encore un baril.

Et voyez comme cela se rencontrait mal pour le pauvre Jean Jouin ; c’était son premier voyage de capitaine ; sa réputation en dépendait, et il avait en perspective un superbe mariage.

— Tonnerre de Brest ! s’écriait-il, quand la chaloupe ramenait à bord des lignes toujours désertes ; mille tonnerres ! pour un rien, je vendrais mon âme !…

L’extrême bonheur touche souvent à l’extrême infortune. C’est vieux, mais c’est juste. Jean Jouin l’éprouva. Il y avait dix jours que la dernière voile avait disparu à l’orient, quand la chance tourna.

Alors, les chaloupes tiraient à couler bas ; le pont du Saint-Marcan ployait sous le poids du poisson ; le saleur ne pouvait suffire à sa tâche ; les tonneliers se multipliaient ; on travaillait le jour, on travaillait la nuit. La joie reparut à bord : la saison ne serait pas perdue. On était en retard ; mais qu’importe ! on serait favorisé pour le retour… Les marins sont si confiants ! Si l’espérance était bannie de la terre, on la retrouverait à bord d’un navire.

En huit jours, le bâtiment avait son plein. Il appareille le soir même. Jamais hourrahs ne furent poussés avec plus d’allégresse. La mer en frémit, et la corvette de station chercha pendant deux jours, croyant avoir entendu quelque coup de canon de détresse.

Le lendemain matin, ils avaient débanqué.

Le temps se soutint beau toute la journée ; le soir, il mollit ; la nuit, calme plat. Ils espérèrent.

Le deuxième jour, une faible brise d’est s’éleva ; c’était le vent debout. Ils jurèrent.

Peu à peu, la brise fraîchit, l’horizon prit une apparence menaçante de gros nuages gris, poussés avec rapidité, obscurcirent le ciel ; la mer grossit. Le Saint-Marcan fatiguait : ils mirent à la cape.

Plus de doute, c’était un coup de vent.

La première journée, ils avaient prié ; la seconde, ils avaient blasphémé ; la troisième, ils se reprirent à implorer le ciel, mais ce n’était plus avec la ferveur des âmes pieuses. Ils avaient une manière d’invoquer le patron du navire qui ressemblait plus à une mise en demeure qu’à une supplique ; saint Marcan fit la sourde oreille, et leurs invocations peu respectueuses furent emportées par la tempête.