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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/752

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Ils étaient donc dans cette cruelle position, et rien n’annonçait la fin du mauvais temps. La nuit était venue, jetant à travers l’ouragan les teintes lugubres de son obscurité ; le ciel, devenu invisible, était voilé par une brume épaisse, qui, chargée d’eau salée, brûlait leurs yeux appesantis par la fatigue ; l’océan, déployant ses énormes lames, tourmentait, roulait, ballottait dans tous les sens le bâtiment. Livré sans défense à sa fureur, à moitié désemparé, le brick offrait un spectacle de désolation affreux ; l’équipage, entièrement démoralisé, s’était groupé auprès de la dunette, et, dans un engourdissement apathique, attendait.

Mais qui pourrait peindre le désespoir de Jean Jouin ? Depuis le commencement de la tourmente, ses yeux ne s’étaient pas fermés ; il n’avait pas mangé, il n’en avait pas eu l’idée. Debout près du gouvernail, serrant fortement dans ses doigts contractés la corde dont le bout entourait son corps, ses regards n’avaient pas quitté l’horizon ; aucun ordre n’était sorti de sa bouche.

Chaque fois que maître Calé venait lui annoncer quelque nouvelle avarie :

— C’est bon, disait-il.

Et il retombait dans son morne silence.

C’est qu’aussi ce retard l’accablait. Il songeait qu’il arriverait longtemps après les autres, que sa cargaison n’aurait aucune valeur, qu’il perdrait son commandement, et que, sans commandement, adieu le mariage rêvé !…

Donc, il faisait nuit, et la tempête était dans toute sa force, quand Jacques Grou, le tonnelier, mettant une chique neuve en sa bouche, s’approcha de maître Calé qui se tenait à côté du capitaine.

— Eh bien, maître, lui dit-il en serrant précieusement sa boite à tabac, que pensez-vous de ce temps-là ?

— Je pense, répondit l’autre, que c’est un chien de temps, et l’on y voit clair comme dans la conscience d’un corsaire.

— Et ça n’est pas encore fini, savez-vous ; le mauvais temps a pris avec la lune, il finira avec elle.

— Que le diable t’emporte ! fit Jean Jouin, qui écoutait.

— Merci, capitaine !… Seulement, ce n’est pas bien de parler du diable, lorsqu’on ne sait pas qui est-ce qui peut vous entendre.

— Surtout, il est dangereux d’en parler, quand on entend cette musique-là, murmura le saleur.

— Oh ! oui, ajouta Jacques Grou ; dire qu’à tout moment on peut masquer son perroquet de fougue !… Oh ! voyez donc là-haut, capitaine…

Jean Jouin dirigea les yeux vers l’endroit que lui montrait le tonne-