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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/753

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lier ; une légère flamme bleuâtre voltigeait autour du mat et des vergues et se jouait au travers des cordages.

— Le feu Saint-Elme ! fit-il.

Et il retomba dans sa mélancolie, sinistre.

— Le feu du diable ! grondèrent les deux matelots.

— Bon Dieu du ciel ! reprit aussitôt Jacques Grou, nous sommes flambés !…

La chute du petit mât de hune l’interrompit.

Ils se regardèrent, en guignant du coin de l’œil le capitaine, qui demeurait immobile.

— Il faut qu’il ait l’âme chevillée dans le ventre, dit le saleur, à voix basse.

Et vraiment le malheureux brick offrait un aspect lamentable. Les mâts de hune, pendant sous le vent, et retenus par quelques manœuvres, suivaient les mouvements du roulis et frappaient les flancs du navire avec une force qui faisaient craquer la membrure. Il fallait toute la solidité de sa construction bretonne pour qu’il pût résister à d’aussi terribles secousses ; et pourrait-il résister longtemps ?

La tempête semblait redoubler de violence ; le vent rugissait avec force ; la mer déchaînée envahissait de toutes parts et battait en brèche le pont. Les matelots, réveillés par l’imminence du danger, étaient accourus et tenaient leurs yeux inquiets fixés sur le capitaine.

— Grand saint Jacques ! s’écria tout à coup le tonnelier Grou, si nous nous tirons de là, je fais vœu…

— Grand saint Nicolas ! dit à son tour le saleur…

— Grand saint diable ! interrompit Jean Jouin, si tu veux me donner la remorque, je l’accepte et je t’envoie un grelin !…

En entendant ces paroles, les autres le regardèrent, stupéfaits.

— Navire ! cria une voix… Navire derrière nous !

Toutes les têtes se tournèrent vers le point indiqué ; toutes restèrent immobiles, le regard dirigé vers l’objet effrayant qui s’avançait dans le lointain, se rapprochant d’eux à grande vitesse.

Malgré l’obscurité, malgré l’épaisseur de la brume, on voyait, distinctement, un beau navire courant toutes voiles dehors. Mais, ce qu’on ne pouvait concevoir, ce qui fit dresser les cheveux sur la tête des plus hardis, il courait contre le vent et la mer, brassé carré, les bonnettes tribord et bâbord.

Une lueur vague, qui flottait autour de lui, rendait visibles toutes les parties d’une mature élancée et d’un gréement en bon état. Ses voiles, gracieusement arrondies, semblaient céder à l’impulsion d’une brise favorable, qui ne soufflait que pour lui. Sa guibre sculptée ne refoulait