Aller au contenu

Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/923

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au cours d’une de mes traversées, j’avais en, parmi mes passagers, une vraie tribu de gens bien curieux ; c’était sur le La Bourdonnais, qui effectuait des voyages circulaires sur la côte de Syrie.

Dans ces voyages, on part de Marseille, pour aller directement à Alexandrie d’Égypte et, de là, faire ce qu’on appelle la côte de Syrie : Port-Saïd, Jatfa, Beyrouth, Tripoli, Lattaquié, Alexandrette, Mersina, Rhodes, Smyrne, Syra, etc. Tous ces ports se touchent presque, et l’on roule de l’un à l’autre en vingt-quatre heures, travaillant de jour à embarquer dans le port les marchandises et employant la nuit à la mer pour rejoindre le port suivant. Mais, en même temps que les marchandises, on embarque des passagers, et quels passagers, grand Dieu !… Ils sont, je vous le certifie, bien spéciaux à cette ligne et à ces pays !

À Marseille, cette espèce pullule, venue précisément par le courrier de Syrie. On les comprend, en langage de la marine, sous la désignation générale de Banabacks. Pour le matelot, le banaback est tout ce qui est étranger à Marseille, provenant des côtes de la Méditerranée, mais plus particulièrement des ports de l’est. Napolitains, Palermitains, Grecs, Turcs, gens des Dardanelles, de Stamboul, d’Iscanderioun, d’Iscandarie ou de Joppé (de Constantinople, d’Alexandrette, d’Alexandrie ou de Jaffa, sans donner à ces villes leurs noms turcs), les Maltais encore et ceux qui viennent de Tunisie, de la Tripolitaine ou d’Algérie ; bref, tous ceux qui ont des costumes plus ou moins abracadabrants, avec ou sans culottes, avec ou sans fez, avec ou sans burnous, tous ceux enfin qui prononcent le français en zézayant : « Moi zé né souis pas une Francés », tout ça, ce sont des banabacks.

Banaback équivaut à rastaquouère, mais à un rastaquouère spécial renversé. Le rastaquouère, en effet, brille par son luxe de mauvais aloi, mais riche et réel ; le banaback, dans son débraillé de bon aloi et bien réel, ne reluit que par sa saleté, bien réelle aussi. Le type du rastaquouère, tout le monde le connaît : il est beau, a l’œil vif et noir, ainsi que le cheveu, la figure intelligente. Le banaback, moins connu, est tout le contraire. Le vrai type du banaback est l’habitant de Smyrne ; le type parfait, celui de Jérusalem.

Voyez ce grand gaillard, maigre, dégingandé et déjeté, aux pieds larges et plats, ronds comme des assiettes, parce qu’ils sont développés dans l’exagération de leurs formes naturelles, n’ayant jamais été enfermés dans des souliers ; les mains extraordinaires aussi, avec des doigts crochus, et dont quelques-uns, les Jézides, ont les ongles en griffe. Le dos est voûté, on dirait noueux ; les jambes, cagneuses ; la peau, aux poils rares, jaunie comme un vieux parchemin. Regardez cette figure halée, basanée, au milieu de laquelle s’ouvre une bouche énorme, hu-