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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/125

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il expose comme vraies certaines doctrines philosophiques et morales. Enfin la République est un régime parlementaire, un régime où l’on parle et où doit fleurir l’éloquence, non seulement celle du genre délibératif, mais celle du genre démonstratif : cette dernière surtout réclame, pour étoffe de ses plis oratoires, des idées générales. (Observez d’ailleurs que ces deux dernières formes du pouvoir spirituel ne sont pas particulières à l’État français : en Allemagne le pangermanisme était naguère doctrine d’État, et Dieu le père, nous apprend le professeur Ostwald, était réservé exclusivement, pour l’usage oratoire, à l’Empereur).

La deuxième de ces trois formes du pouvoir spirituel est évidemment la plus importante. Ce pouvoir spirituel ayant pour instrument une morale, l’État, représenté souvent par des hommes de haute valeur, ne pouvait le déléguer qu’à des professionnels de la culture morale. Pour plusieurs raisons, le monde protestant était prêt à fournir le personnel nécessaire. N’étant point clérical il inspirait confiance aux anticléricaux ; n’étant point athée, il était accepté par la bourgeoisie bien pensante sinon comme un bien, du moins comme un moindre mal ; le monde protestant, classe moyenne de la pensée, de la religion, de la société, se trouvait propre à prendre le gouvernement de l’éducation publique. Pendant la période où s’organisa l’enseignement républicain, les directeurs des trois enseignements, ceux des grandes écoles, les professeurs des chaires influentes, les auteurs des livres scolaires officiellement propagés, furent protestants, et teignirent à leurs nuances méthodes et principes d’instruction.

Or, tandis que l’efficace du catholicisme et de l’éducation catholique consiste dans une idée de la hiérarchie, dans un rangement de l’individu à l’ordre extérieur, la vertu du protestantisme consiste toute dans la valeur morale des individus. Un très grand et très pur protestant, Amiel, écrit en parlant de la France : « Ces races disciplinées et sociables ont une antipathie pour l’indépendance individuelle ; il faut que chez elles tout dérive de l’autorité militaire, civile et religieuse. Dieu lui-même n’est pas tant qu’il n’a pas été décrété. Leur dogme instinctif c’est l’omnipotence sociale qui traite d’usurpation et de sacrilège la prétention de la vérité à être vraie sans estampille, et celle de l’individu à posséder une conviction isolée et une valeur personnelle[1]. » Et ailleurs : « La République suppose des hommes libres : en France elle

  1. Journal Intime, III, p. 93.