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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/140

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spécialité. « Un État où chaque intérêt particulier possède ses représentants attitrés, vivants, militants, mais où l’intérêt général et central, quoiqu’assiégé et attaqué par tous les autres intérêts n’est pas représenté[1]. » Comte adressait exactement le même reproche à la science de son temps, et au régime des Académies.

Le passage de l’état métaphysique à l’état positif apparaissait à Comte comme devant se produire, selon ses deux adverbes favoris, spontanément et irrévocablement. Mais il pensait de sa chambre de la rue Monsieur-le-Prince, et il était le contemporain de ce Charles Fourier qui, ayant besoin de quelques millions pour première mise de fonds du régime phalanstérien, imprima qu’il attendait tous les jours, de onze heures à midi, le riche commanditaire soucieux de fonder avec lui le bonheur de l’humanité, et chaque jour, l’ayant attendu une heure, sortait à midi avec la certitude que ce serait pour le lendemain ; ce fut pour demain pendant trente ans. M. Maurras, qui fait du journalisme depuis plus d’un quart de siècle, sait que la vérité en marche avance souvent avec peine. « Il est en politique des vérités que tout établit, que rien ne dément et contre lesquelles le verbiage de l’orateur et la manœuvre de l’intrigant ne feront que pitié. Elles triompheront, ainsi que triomphèrent les renseignements d’Hecatée, au fur et à mesure que le monde sentira le besoin de les vérifier[2]. » Mais ce passage du métaphysique au positif, de la nuée au rocher, il se fait malgré ses efforts avec mille peines qui pourraient décourager. « Nous étant donné la peine d’étudier et de réfléchir nous savons : et le savoir ne nous sert de rien. Je veux dire qu’il ne sert de rien à notre justice. Ceux que nous avions convaincu ont encore dans l’oreille le poids de nos discours : ce plat rhéteur qui passe, ce chiffon de papier, n’importe quelle distraction le leur fera oublier.. Il n’y a pas encore d’intérêt assez vif pour faire préférer aux fables politiques une vérité politique. Comme pour la géographie du temps d’Hécatée, c’est de fictions que le public a faim et soif… » Mais la lenteur ou la vitesse d’un développement constituent une question de dynamique de laquelle reste indépendante la vérité statique. La vérité politique comme la vérité mathématique n’est point atteinte par le refus d’y adhérer. C’est celui qui la refuse, qui est atteint dans la mesure où il prétend se passer d’elle. Auguste Comte aimait à citer ce mot de son « père spirituel » : « Le matelot

  1. Kiel et Tanger, p. XLIX.
  2. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 124.