Aller au contenu

Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Église à celui d’assemblée : démocratie et démocratique s’entendent de tout système politique et social où les hommes sont classés par d’autres inégalités que celles de la naissance, par celle de l’intelligence ou de la vertu ou de l’argent ou de l’intrigue. Une société aristocratique comme l’Église pourra être démocratique par là. Une société démocratique par ses effets (l’émiettement individuel) comme celle créée par les institutions de l’an VIII est aristocratique par ses moyens (les familles où elle recrute son personnel) et monarchique par sa source (Bonaparte et les successeurs de Bonaparte). La monarchie de M. Maurras s’accommode d’ailleurs fort bien de cette triple formule : monarchie dans l’État, aristocratie dans le gouvernement local, qui s’organiserait autour des familles-souches, démocratie dans les corps, Instituts ou Syndicats, qui sont des sociétés d’égaux.

« Le moindre individu, dit Gœthe, peut être complet, à condition de se mouvoir dans les limites de ses aptitudes et de sa compétence. » La démocratie aussi peut se mouvoir sans usurper dans les limites de ses aptitudes et de sa compétence. Mais ces aptitudes, précisément, M. Maurras les limite à ce peu de choses : consommer ce que les régimes constructeurs ont produit.

« Mon ami Maurice Barrès s’est publiquement étonné que j’eusse rapporté d’Attique une haine aussi vive de la démocratie. Si la France moderne ne m’avait persuadé de ce sentiment, je l’aurais reçu de l’Athènes antique. La brève destinée de ce qu’on appelle la démocratie dans l’antiquité m’a fait sentir que le propre de ce régime n’est que de consommer ce que les périodes d’aristocratie ont produit. La production, l’action, demandait un ordre puissant. La consommation est moins exigeante : ni le tumulte ni la routine ne l’entrave beaucoup. Des biens que les générations ont lentement produits et capitalisés, toute démocratie fait un grand feu de joie. Mais une flamme est plus prompte à donner des cendres que le bois du bûcher ne l’avait été à mûrir, et ainsi ces plaisirs du bas peuple sont brefs[1]. »

C’est là poser avec une grande netteté le problème sur son point essentiel et sur son centre de gravité. Ces lignes d’Anthinea ont été écrites vers 1900. Je les recopie, ce mois de janvier 1918, aux lueurs d’un fameux bûcher, celui de la révolution russe. Quelques mois de démocratie, poussée à ses extrémités par la logique asiatique du cerveau slave, ont suffi pour détruire ce qu’avaient édifié en trois siècles les rassembleurs de terre russe.

  1. Anthinea, p. VI.