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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/255

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devant an problème financier moins lourd à résoudre que ceux dont Colbert après 1661, Bonaparte en 1800 et le baron Louis en 1815, vinrent à bout en quelques années. Elle apparut comme un organe administratif d’entretien de la machine beaucoup plus que comme un organe politique d’initiative, d’action, de transformation. Nous n’avons pas d’État, dit un personnage d’Anatole France, cité par M. Maurras, nous n’avons que des administrations. Mais depuis le XVIIIe siècle, et même depuis la création de la bureaucratie versaillaise, l’État monarchique lui-même prit la figure solide, routinière et probe d’une bonne administration. Louis XIV était pour Saint-Simon le roi des commis. Le temps de Louis XV fut, mieux encore, le règne des commis. Evidemment l’État moderne tend de partout à prendre la forme concrète et organique d’une administration, c’est par là qu’il fait de l’ordre, qu’il emmagasine de l’habitude et du poids. Mais les grandes opérations de réforme sont venues au XVIIIe et au XIXe siècle de deux formes de pouvoir qui différaient fort, l’une et l’autre, d’une monarchie traditionnelle : des assemblées parlementaires comme en Angleterre, ou bien des dictateurs, au sens positiviste, soit rois, soit ministres, comme en Russie, en Prusse, ou en France avec les Bonaparte. La monarchie traditionnelle n’avait plus en elle la sève ni hors d’elle la matière docile et passive pour fournir des dictateurs, un nouveau Louis XI, un nouvel Henri IV, un nouveau Richelieu. Elle était gênée d’autre part pour épouser la voie que Châteaubriand traçait avec éloquence et que Louis XVIII suivait avec finesse, pour se solidariser de façon étroite avec des institutions représentatives. De là toujours cette inaptitude générale, ces réactions gauches, cette timidité devant l’action, qui contrastent si fortement avec la décision hardie d’un vrai dictateur, d’un Frédéric II, d’un Bonaparte.

Bonaparte, recevant un chouan et s’efforçant de le gagner à sa cause, lui rappelait la conduite du comte d’Artois lors de l’insurrection vendéenne, les tergiversations et la peur qui le firent renoncer à son débarquement. Le chouan, tout en sachant bien à quoi s’en tenir, tâchait d’excuser son prince, alléguait que les vaisseaux qui devaient le transporter n’étaient pas là : « Il fallait se jeter dans une barque de pêche ! » s’écria Bonaparte. La grandeur bourbonienne attachait Louis XIV au rivage du Rhin et Charles X aux côtes d’Angleterre, mais un Bonaparte pouvait se jeter dans une barque avec la même foi que Thémistocle et que César. Le mot est toujours d’actualité. La monarchie ne reviendra que dans une barque de pêche.