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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/284

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sens d’Un Homme Libre. Cela, M. Maurras l’écrit dans un chapitre sur la Joyeuse Angleterre, sur les beaux yeux calmes et reposés des Anglais et des Anglaises et cette lumière intérieure que conserve aux visages un gouvernement fort, vigilant, même hargneux qui les défend. Il pense à toute la lumière solide et paisible, à toutes les sœurs d’Anthinea qu’aurait laissées librement grandir un État sur lequel l’homme eût pu se reposer, insoucieux et tranquille, de ses destinées. Païen, il a bien été amené à écrire la Politique Religieuse, et ceci dans la préface : « Le catholique royaliste qui se demandera ce que je viens faire chez lui comprendra que la faute en est à notre siècle qui s’est mis à l’envers. Si le siècle était à l’endroit, ce n’est pas de la politique religieuse que j’écrirais. Il n’y aurait pas lieu d’en écrire. Mes idées, mes efforts constants, ces pages même sont le signe de mon regret[1]. » Ainsi la théorie de la France intégrale sera faite, si M. Maurras la formule, du point de vue de la France blessée et diminuée. Mais la sincérité et la vie de cette théorie seront prouvées et nourries par l’effort qui aura été tenté pour panser cette blessure et compenser cette diminution.

D’autre part la clairvoyance qu’impliquera une telle théorie sera faite aussi du regret avec lequel elle aura été formulée, du lointain dans lequel elle sera apparue et de l’absence sur laquelle sa présence idéale se sera détachée. Il se passe dans le temps un phénomène analogue à celui que M. Maurras constate justement dans l’espace. Parlant de la Flandre, de la Bretagne, de l’Alsace, il écrit : « Tout peuple prospère occupe, outre sa zone propre, une zone prochaine où son génie pénètre et rayonne, où son esprit s’épand par un effort, parfois inconscient, de prosélytisme moral… Par un étrange phénomène, c’est souvent dans ces Marches, peuplées de races hétérogènes, que le sentiment de l’union morale à la patrie se trouve être le plus puissant. Ainsi les races alliées, à qui Rome conférait son droit de cité, devenaient romaines de cœur.[2] » Cela tient à ce que précisément cette position permet de voir, jusqu’à un certain point, la France d’un point de vue étranger tout en restant Français. « Nous sommes déjà quelques-uns, n’est-il pas vrai ? mon cher Barrès, à élever, vous sur les Vosges, moi au bord des étangs, ce que vous nommeriez les premiers bastions du nationalisme intellectuel. » écrivait M. Maurras en 1895. Je parlais plus haut d’une littéra-

  1. La Politique Religieuse, p. IX.
  2. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 19.