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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/285

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ture de génies. Il existe aussi une littérature de bastions, que M. Barrès a heureusement pourvue d’un vocabulaire et d’une conscience. J’entends par bastion la défense spontanée du génie français contre un danger extérieur d’envahissement intellectuel, la conscience qu’il prend de lui-même et la réaction qu’il produit à l’une de ses extrémités particulièrement délicates et menacées. Les Bastions de l’Est dont M. Barrès a élevé le monument sont les plus actuels, les plus typiques, et l’histoire fait d’eux, au moment où j’écris ces lignes, les foyers de la planète embrasée. Les bastions du Midi, que M. Maurras avant l’affaire Dreyfus se proposait d’élever au bord de ses étangs plus paisiblement qu’il ne le fit depuis, sont dressés au nom de la lumière, au nom des idées plastiques et solides, au nom du patrimoine classique contre tout ce qui les menace, par l’Orient et par le Nord, d’immense, de puissant et de confusément mystique : défense de ce patrimoine méditerranéen dont la musique de Carmen apportait au rêve de Nietzsche la présence sensible et sensuelle, et dont l’Hymne à la Race latine, de Mistral, sera un jour la Marseillaise, « la Marseillaise commune de l’Occident et du Midi européens, si jamais notre civilisation menacée peut réunir tous ses pupilles autour de la force et de l’intelligence française contre la barbare anarchie germaine »[1]. Il y eut au XVIe siècle de véritables marches du Sud-Est, et le couple de Henri IV et de Montaigne fut une sorte de bastion, bastion du bon sens complet et harmonieux contre le « quichottisme » espagnol. Du côté du Nord, jusqu’à ce que Richelieu, Louis XIV et Vauban aient augmenté la carapace nationale, le vrai bastion c’est Paris : la Satyre Menippée forme un beau morceau de la littérature de bastions. La Bretagne littérairement un peu endormie au temps de l’ancienne France s’éveille avec Châteaubriand pour constituer encore une littérature de bastions : bastion de la vieille terre celtique et fidèle contre des nouveautés auxquelles elle s’adapte mal. Châteaubriand, Lamennais, Renan, Villiers de l’Isle Adam, forment comme les quatre talus tourmentés d’une âme et d’une terre où se pose tragiquement le problème du passé qui s’en va. Michelet dans son Tableau a vu ce caractère de bastions symétriques à nos deux pôles littoraux, le breton et le provençal. Contre-épreuve : ni la vallée de la Loire, ni la Bourgogne, les pays du liant et des routes ouvertes, ne vous présenteront dans leur littérature et leur pensée cette figure de bastions. À trois siècles successifs,

  1. L’Étang de Berne, p. 156