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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/294

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réaction violente, causée en partie par les abus auxquels a donné lieu cette docilité ? Luther ne s’explique point sans la main-mise du clergé romain, italien sur l’Allemagne. La réaction allemande de la fin du XVIIIe siècle ne s’explique pas sans le siècle de souveraineté intellectuelle française qui s’était établi sur le monde germanique. Le christianisme, le goût classique et l’hellénisme ont eu sur l’Allemagne une autre influence que sur la France, mais ils en ont eu une. Il y a une série Leibnitz-Gœthe-Schopenhauer-Nietzsche, caractérisée par l’ouverture aux inspirations du dehors que repense et que réforme une mentalité germanique. Il y a là en somme les traits généraux de toute civilisation développée, qu’elle soit grecque, française, allemande ou chinoise : l’existence de courants endogamiques et de courants exogamiques qui alternent, se combattent, se fécondent. Tout génie ethnique un peu compliqué a son mode individualiste et son mode conformiste : le Français d’aujourd’hui est individualiste pour tout ce qui concerne la vie publique, conformiste pour ce qui regarde la mode et les mœurs ; l’Anglais est individualiste dans sa vie religieuse et familiale, conformiste dans sa vie extérieure ; l’Allemand est individualiste dans ses pensées et conformiste au regard de l’État. Ces nuances et ces combinaisons, ce fil et cette trame de toute vie nationale donnent bien des étoffes différentes.

D’autre part, le politique d’autorité et de continuité qu’est M. Maurras ne peut pas ne pas admirer ni envier la solidité de la construction politique prussienne et allemande. La boule rouge (à défaut de la blanche réservée aux rois des fleurs de lys) tombe spontanément de sa main. M. Maurras estime que l’Allemagne est aussi indigne de sa bonne constitution politique que la mauvaise politique républicaine est indigne de la France. Mais d’où peut venir ce qu’il y a de bon en Allemagne, sinon de France ? Les Hohenzollern, selon M. Maurras, ont été tout bonnement les plagiaires des Capétiens, ils les ont copiés comme un élève faible copie sa composition, et c’est pourquoi ils ont fait de bonne besogne. La persévérance avec laquelle ils ont accompli cette besogne cadre en tout cas assez mal avec l’individualisme dont M. Maurras fait le trait principal du caractère allemand. « Le sujet allemand, dit M. Maurras, peut supporter une règle, mais l’Allemand souverain n’en a d’autre que sa fantaisie ou son intérêt. Par rapport à l’Europe et au monde, c’est un anarchiste[1]  » Evidemment l’Alle-

  1. La France se sauve elle-même, p. 445.