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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/33

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sa réforme politique ressemble à l’idée fixe de la réforme socratique, et l’Enquête sur la Monarchie est une excellente forme rajeunie de dialogue platonicien. Il n’avait pas besoin d’avoir fait le voyage d’Athènes pour que certains pussent se figurer raisonnablement l’y avoir rencontré. Si un Athénien endormi au IVe siècle se réveillait aujourd’hui, il ne lui faudrait pas un quart d’heure pour être mis au courant des disputes agitées par M. Maurras et pour y prendre part, sur les principes s’entend.

Nous avons là des espèces d’un fait général : l’attitude de l’esprit critique dans une démocratie, devant la démocratie. Laissez de côté les différences profondes entre une cité antique et un État moderne, entre un royaliste français appuyé sur une tradition ancienne et un Athénien qui doit créer lui-même ses raisons de douter, ses méthodes de penser et ses moyens de construire. Ne gardez que trois analogies : celle du fait démocratique dans ses traits élémentaires, — celle d’intelligences, grecque ou provençale, qui suivent des pentes analogues, — celle des milieux, Athènes et Paris, échange rapide, sur un espace restreint, des pensées ici par les conversations publiques et là par les dialogues quotidiens qu’implique la profession du journaliste. Et, comme il est naturel, M. Maurras se plaint que le cercle d’action soit, aujourd’hui et ici, beaucoup moins étendu et moins efficace qu’il ne l’était dans la cité grecque : « Les données du problème se sont simplifiées au point de se réduire au conflit de l’organisation et de l’anarchie, des civilisés et des barbares, du bien et du mal. Tout le monde en serait d’accord si nous vivions dans une des petites bourgades d’Attique ou d’Ionie que l’histoire décore du nom de cités et d’États : on se serait déjà rassemblé sur la place et Philippe de France serait unanimement rappelé pour nous sauver du Philippe macédonien. (Est-ce bien sûr ? Il y aurait eu, à Athènes comme chez nous, de beaux discours pour et de beaux discours contre.) Mais la France est si grande ! Les Français si nombreux ! Et leurs intérêts si divers ! L’ensemble leur échappe et doit leur échapper… Cet immense public ne peut se rendre à des lumières qui ne lui arrivent pas[1]. » Ajoutons, bien entendu, que cette grandeur de la France, ce nombre des Français et cette diversité des intérêts rendent non seulement la propagande, mais surtout le problème lui-même infiniment plus complexe qu’il ne l’était dans ces bourgades.

  1. Kiel et Tanger, p. 380.