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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/40

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ce qui lui manque, dans la mesure même où cela lui manque. Ce qui est vrai d’un État peut bien l’être de l’homme. M. Maurras démentira-t-il bien fort celui qui hasarderait que si un peu d’anarchie éloigne du roi, beaucoup d’anarchie, formant par sa masse un air irrespirable, y ramène ? En des souvenirs qu’il a livrés en lambeaux avares (j’espère que ce n’est que partie remise : il nous doit des Mémoires), M. Maurras assure que l’anarchisme de son enfance remontait jusqu’à nier la géométrie : on n’y va jamais de main-morte dans le Midi. « Notre génération donnait certainement le fruit parfait de tout ce que devait produire l’anarchie du XIXe siècle, et nos jeunes gens du XXe se feraient difficilement une idée de son état d’insurrection, de dénégation capitale. Un mot abrègera : il s’agissait pour nous de dire non à tout. Il s’agissait de contester toutes les évidences et d’opposer à celles qui s’imposaient (y compris les mathématiques) la rebellion de la fantaisie, au besoin, de la paresse et de l’ignorance… Un à quoi bon ? réglait le compte universel des personnes, des choses et des idées[1]. » Il appartint à Mgr Penon — qui a bien mérité pour cela l’évêché de Moulins — de mettre un frein à ce petit sauvage. M. Maurras fut peut-être transporté en un seul mouvement, comme il est naturel et nécessaire (la psychologie de Saint-Paul est éternelle) de l’anarchie intégrale à la monarchie intégrale. — Après l’aventure de Port-Tarascon, on ne disait plus, à Tarascon : « Hier on était au moins trente mille aux Arènes » mais « Hier si l’on était une douzaine aux Arènes, c’était tout le bout du monde. » Et Daudet termine : « De l’exagération tout de même… »

Revenons à Athènes (parler de M. Maurras était-ce donc vraiment en sortir ?) La démocratie athénienne portait à sa cime exactement ce que le gibelin Dante place dans le fond atroce de son enfer, deux tyrannicides : la fête d’Harmodius et d’Aristogiton était la fête politique de la cité, son 14 juillet. L’un et l’autre idéalisaient le caractère tumultueux d’une démocratie. Et une démocratie se manifeste en effet sous une figure double, celle d’un désordre qu’elle implique, celle d’un ordre qu’elle fait désirer. La monarchie n’échappe pas à la loi inverse, c’est-à-dire pareille. La République était belle sous l’Empire par les mêmes traits qui — joints au génie de M. Maurras — font la monarchie si belle sous la République. Il a fallu la monarchie des Empereurs pour que les Pompée, les Caton, les Brutus et les Cassius

  1. L’Étang de Berre. p. 247.