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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/82

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pragmatique, vers une pensée toujours sous-tendue par l’action. Un lecteur de Bain et de Spencer, de Ribot et de Fouillée, classera immédiatement les ressorts psychologiques de telle déclaration : « Les idées, engendrées par la vue de faits concrets, ont la destinée essentielle, dans l’ordre naturel, de redevenir faits concrets. Les idées sont des volontés qui demandent passionnément à s’incarner dans les personne et les sociétés[1]. » C’est ainsi que M. Maurras éprouve en lui, comme le métal d’une arme bien trempée, la solidité et l’efficace de quelques idées substantielles et simples : non idées-forces, mais idées-volontés, c’est-à-dire transportant dans la clarté et la distinction d’une fin la clarté et la distinction d’un concept : « Organiser soi-même, mettre d’accord sa pensée avec sa pensée, savoir où l’on va, par quels véhicules et par quels chemins[2]. »

Après 1871 Renan dénomma la consultation qu’il apportait à la France : La Réforme intellectuelle et morale. M. Maurras dissocie avec le plus franc parti ces deux épithètes. Il ne se préoccupe nullement de Réforme morale. Le terme et la chose lui sont antipathiques pour plusieurs raisons. Le « petit anarchiste » d’autrefois tient d’abord à organiser sa vie morale comme il lui convient, sans en rendre compte à personne, sans réclamer la collaboration de personne. Les développements moraux lui présentent une insupportable odeur de protestantisme. Surtout l’Action Française s’est constituée dans un état de méfiance agressive contre l’Union pour l’action morale fondée par M. Desjardins, et qui, dreyfusienne, fut d’autant plus désignée à ses coups que certains disciples nouveaux de M. Maurras arrivaient de l’impasse Ronsin. Il fallait en effet avoir séjourné dans cette impasse pour proclamer le candide défi d’Henri Vaugeois : « Nous ne sommes pas des gens moraux » qui rappelle le : « Ma sœur j’ai fait gras hier » de Cyrano. Une réforme intellectuelle, condition d’une action française, ou, si l’on veut employer la formule de Comte dont M. Maurras venait de subir fortement l’influence : Le sentiment national pour principe, l’ordre intellectuel pour base, l’action politique pour but, — tel est à peu près le système de liaison qui régit chez M. Maurras les rapports entre les idées et l’action : « La réforme de la nation française commencera par la réforme du gouvernement de la France ; mais pour, que cette réforme soit, il convient qu’une élite, aussi petite

  1. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 368.
  2. id., p. 182.