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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/112

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LE BERGSONISME

à cette abstention qu’une raison de fait, et non une raison de droit. M. Bergson ne méconnaît pas l’importance du problème religieux ; il le considère comme une suite naturelle ou plutôt comme un sommet du problème philosophique. Il a manifesté l’intention de l’aborder un jour, et si, comme cela est possible, d’autres travaux ne lui en laissent pas le temps, il estime que des philosophes de méthode analogue à la sienne ne sauraient manquer de le faire à sa place, Il ne croit pas que ce problème appartienne évidemment au domaine de l’inconnaissable. D’ailleurs la distinction a priori du connaissable et de l’inconnaissable, discréditée par l’emploi qu’en a fait Spencer, ne paraît point compatible avec la candeur et la fraîcheur d’un bon esprit philosophique : il n’y a que le connu et l’inconnu, et encore du connu et de l’inconnu provisoires ; du connu incomplet qui se rectifie en s’enrichissant ; de l’inconnu qui entre tout à coup, par un hasard apparent, dans une lumière imprévue.

Ne croyons pas que, le jour où la philosophie bergsonienne abordera le problème religieux, ce soit pour remplir un cadre tout fait, pour se conformer à ce qu’on attend de la philosophie conçue comme une solution de tous les grands problèmes, et parce qu’un philosophe doit répondre bon gré mal gré à un cycle obligatoire de : « Que pensez-vous de… ? » Bien au contraire, nous apercevons ce problème religieux assez proche de nous, au bout de toutes les avenues, de toutes les percées bergsoniennes ouvertes dans la grande forêt mystérieuse. Nous le voyons comme un horizon de montagnes. Il nous semble qu’en nous mettant en marche nous allons bientôt le toucher, et que l’escalade sera facile. À mesure que nous avançons nous constatons le contraire, nous voyons qu’au lieu d’avancer il recule, nous nous décourageons. Mais, à la réflexion, nous reconnaissons que, s’il est difficile, il n’est pas inaccessible au philosophe, et que M. Bergson a simplement bien fait de le différer. Les illusions d’optique nous trompent de deux façons : en nous faisant croire à leur réalité, ou en nous faisant croire que tout est illusion. Un vrai philosophe emploie pour les corriger les données de son pied montagnard.

Ne nous trompons pas sur le vrai sens de ce terme : le problème religieux. À lui supposer l’origine, d’ailleurs, contestée, de religare, la religion nous « relie » de deux façons. Elle nous relie avec nos semblables en tant qu’elle constitue une Église, elle nous relie avec l’au-delà en tant qu’elle constitue une foi. Mais il est une troisième direction, la plus profonde, celle que connaissent les mystiques, qui nous