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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/113

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LE MONDE QUI DURE

relie avec l’en-deçà, en tant qu’elle constitue une expérience, l’expérience religieuse. C’est par la réflexion sur lui-même que l’homme découvre Dieu, le dieu intérieur, le dieu caché. Le philosophe est un homme pour qui le monde intérieur existe, constitue même la seule existence réelle, se confond avec l’absolu. « L’Absolu, dit M. Bergson, se révèle très près de nous, et, dans une certaine mesure, en nous. Il est d’essence psychologique et non pas mathématique ou logique. Il vit avec nous. Comme nous, mais, par certains côtés infiniment plus concentré et ramassé sur lui-même, il dure[1]. » Si nous en exceptons les deux derniers mots, qui portent la marque bergsonienne, ces lignes, prises dans leur sens le plus général, pourraient constituer une définition de la philosophie, chez tout grand philosophe. Même chez Spinoza, dont l’absolu apparaît bien d’abord d’essence mathématique, chez Hegel dont l’absolu à une figure logique, — mathématique et logique ne constituent qu’un extérieur, un langage. La Substance et l’idée sont d’essence psychologique. Descartes, enchaînant immédiatement au Cogito, première vérité connue, un Cogito Deum, pensée de la première vérité en soi, ne fait que mettre au jour le principe constant de la philosophie. Mais si la religion, elle aussi, porte sur l’absolu, il ne saurait y avoir deux absolus. Son absolu est également d’essence psychologique. Ce n’est ni au bout d’un voyage, ni au bout d’une lecture, ni au bout d’un télescope, que l’homme découvre Dieu. C’est en lui-même. Le royaume de Dieu est en nous. Il est la nébuleuse de la conscience, qui se résoud en étoiles.

Philosophie et religion roulent deux formes de la vie intérieure, c’est-à-dire de la vie vraie, puisque la vie ne nous apparaît la vie que par une prise intérieure, et jamais par une vue extérieure. Je dis la vie vraie, et non pas la vérité : car il ne manque pas d’esprits pour lesquels connaître la vérité c’est éliminer la vie. Et le matérialisme presque obligatoire du savant répond bien, selon M. Bergson, à une vérité, d’abord à une vérité pratique en ce qu’il facilite l’action de la vie, l’insertion de l’esprit dans la matière, et ensuite à une vérité réelle, puisque la physique peut nous faire toucher l’absolu de là matière comme la philosophie doit nous faire toucher l’absolu de l’élan créateur, de l’énergie spirituelle. Mais la conscience de la vie, le contact intérieur avec une réalité elle-même intérieure, nous ne l’obtenons que par une expérience intérieure. James a écrit un livre sur l’expérience

  1. Évolution Créatrice, p. 323.