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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/132

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LE BERGSONISME

L’Église a beau s’être incorporé l’anthropocentrisme de la cité antique comme elle s’est incorporé la pierre et le ciment de Rome, la perfection de l’âme ne s’en mesure pas moins très rigoureusement à son degré de théocentrisme. Certes, dans ce monde même de la perfection, du droit et non du fait, l’anthropocentrisme existe, mais il existe chez Dieu, comme le théocentrisme existe chez l’homme. Le théocentrisme prend pour centre un être de bonté infinie. Et la bonté infinie de cet être est telle qu’elle peut et veut diriger sur l’homme, sur une âme individuelle, une attention et un amour infinis, et que, par la loi du monde surnaturel, le théocentrisme de l’homme sera réfléchi sur lui en anthropocentrisme de Dieu. Oui, votre grand souci… De là l’Incarnation, la Rédemption, l’Eucharistie.

L’anthropocentrisme n’est incorporé à cet ordre du droit et de la théorie que dans la mesure où il reste un point de vue de Dieu, ou plutôt un plan d’action de Dieu, Le point de vue mystique de l’homme c’est le théocentrisme. La reconnaissance de l’homme à Dieu pour l’anthropocentrisme de Dieu est incorporée au théocentrisme de l’homme, et elle doit détruire en lui-même l’anthropocentrisme. Il semble qu’on puisse considérer dans la mystique humaine l’élément théocentrique comme l’élément positif et parfait, l’anthropocentrisme comme l’élément négatif et imparfait, le premier comme un regard en avant, le second comme un regard en arrière, l’un comme un mouvement et l’autre comme un poids. Au contraire chez Dieu l’anthropocentrisme est mouvement. Et c’est en cela qu’il s’appelle un Dieu vivant. Nous nous trouvons ici à l’antipode de la conception antique. Là le point de vue humain, celui de la cité qui s’incorporait la religion, était audacieusement et pleinement anthropocentrique et anthropomorphique. Mais le jour où l’esprit grec, avec ses seules forces, s’est formé une idée pleine et claire de Dieu, c’est-à-dire avec Aristote et pas avant lui, cette idée de Dieu a été vigoureusement théocentrique : Dieu, pensée de la pensée, ne pense que lui-même, ignore le monde. Et la théologie d’Épicure repasse par les mêmes lignes, en mettant le plaisir à la place de la pensée.

Mais enfin, quel que soit le précieux secours que lui apporte dans le christianisme l’anthropocentrisme de Dieu, cependant l’essence du sentiment religieux, le mouvement pur de la vie intérieure, c’est le théocentrisme de l’homme. Et ce théocentrisme religieux, s’il ne se confond pas avec les attitudes analogues de la philosophie, n’est pas avec elle sans rapports ni points de contact. La philosophie consiste