Aller au contenu

Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rience intérieure, ils n’en concluent rien de tel, ils concluent même tout autre chose, et ils restent manifestement de bonne foi. L’expérience interne comporte-t-elle les mêmes limites que l’expérience externe entre les considérations empiriques et les conclusions ? Le philosophe, dont l’expérience interne est incommunicable, même à d’autres philosophes, quelle ligne de démarcation exacte pourra-t-il établir entre cette expérience interne philosophique et une expérience interne religieuse qui s’éprouverait comme la suite de cette expérience interne philosophique ? Y a-t-il une différence de nature ou une différence de degré entre l’élan créateur auquel arrive une expérience interne philosophique et l’être créateur auquel arrive une expérience interne religieuse ? Il semble bien qu’il n’existe pour M. Bergson qu’une différence de degré. Sa position est à peu près celle-ci : « Mon expérience interne de philosophe me conduit à l’idée d’un élan créateur. Elle s’arrête là. S’arrête-t-elle parce que je suis trop philosophe et que je ne puis guère retenir de mes intuitions que ce qui s’exprime en idées, ou au contraire parce que je ne suis pas assez philosophe et que je ne descends pas assez dans le monde de l’intuition ? Je ne sais. Les deux sans doute. En tout cas — que ce qui succède a la philosophie soit de la philosophie ou autre chose — philosopher ce ne doit jamais être s’arrêter de philosopher. Continuons donc. J’ai l’expérience de l’élan créateur, je n’ai pas celle de l’être créateur ; mais il y a des gens qui l’ont eue : ce sont les mystiques. Je puis étudier les mystiques ; je puis, du dehors, me rendre compte de leur expérience. Il en sortira peut-être quelque chose. Cherchons. »

Un philosophe n’est pas un mystique, pas plus que l’intelligence n’est l’intuition. Mais il y a eu autour de toute grande philosophie (même d’un intellectualisme aussi pur que celui de Spinoza et de Leibnitz) une frange de mysticisme. Pareillement il peut exister dans le mysticisme une frange de philosophie. C’est à un mystique, Jacob Bœhme, que les Allemands ont donné le nom de philosophus tentonicus, et on a signalé en lui toutes les grandes directions de la philosophie germanique. Entre la philosophie et le sentiment religieux, les délimitations de principe sont aussi vaines qu’entre la philosophie et la science. Il est dès lors permis de chercher à marquer la frange religieuse qui règne autour du bergsonisme.

Si M. Bergson ne croit pas que son expérience interne lui permette d’incorporer à l’élan créateur l’élément que nous formulons à l’aide du mot Dieu, il ne croit pas non plus que rien dans cette expérience