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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/139

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LE MONDE QUI DURE

Dès lors les caractères de l’élan vital sont tels que nous ne pouvons guère mettre à son origine qu’une conscience, ou plutôt une supraconscience, le contraire en tout cas de l’Inconscient de Hartmann. Ainsi seulement s’explique l’existence des individus, scandale et pierre d’achoppement du monisme et du panthéisme. Si l’élan vital se manifeste sous la forme d’espèces et d’individus, c’est que ces espèces et ces individus répondent aux possibles impliqués dans une représentation, dans une conscience, l’infinité de possibles impliquée dans une supra-représentation, dans une supra-conscience. Nous savons par expérience qu’une action ne peut réaliser tous les possibles donnés par une conscience, et qu’elle doit choisir entre eux. Mais les espèces et les individus, la coexistence d’espèces et d’individus ennemis les uns des autres, tout cela doit figurer un détour pour donner aux possibles contradictoires d’une représentation un moyen de se réaliser tous en action, et pour leur maintenir dans l’être la coexistence qu’ils ont dans cette représentation, pour conférer au monde de l’action le plus possible des éléments qui appartiennent à l’ordre de la conscience. L’individu trouve la conscience en lui, mais il y a une conscience supérieure, une supra-conscience, qui a trouvé l’individu en elle, qui a créé l’individu pour persévérer le plus possible dans son être de conscience, et pour soustraire cet être de conscience aux nécessités de l’action et du choix. Et dans les formes supérieures de l’intelligence, la conscience humaine retrouve sous bien des formes la figure et la fécondité de cette supra-conscience ; le génie participe de sa puissance, de son mode créateur. C’est ainsi qu’on peut dire que Dieu a créé l’homme à son image, et que l’homme retrouve en ses sources intérieures les plus profondes l’image réverbérée de Dieu.

Une telle doctrine tendrait par ses puissances intérieures, par son élan vital, à dépasser le monisme et le panthéisme. La cause éminente de l’individualité ne saurait se trouver que dans une individualité suprême, la cause éminente de la conscience que dans une conscience, une supra-conscience. Au contraire monisme et panthéisme appellent Dieu la négation de l’individualité en une infra-conscience.

Au principe des choses imaginons une supra-conscience qui s’est éparpillée en individus pour maintenir le plus possible contre les nécessités de l’action la coexistence de ses représentations. Et cette coexistence de représentations contradictoires s’est trouvée, par l’un de ces détours dramatiques qui constituent la vie, servir à l’action même, puisqu’elle a donné naissance à la vie sociale, et en particulier aux sociétés humaines