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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/138

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LE BERGSONISME

n’était pas devenu un Glaucus marin, source de toutes sortes d’équivoques. Disons qu’elle est un mouvement pour tourner le monisme et le panthéisme comme l’élan vital est un mouvement pour tourner la matière. Peut-être d’ailleurs que si la philosophie de M. Bergson était abandonnée à sa logique, c’est-à-dire à son automatisme, elle finirait, comme les autres, en monisme et en panthéisme.

Mais lorsque je cherche ce qui est rebelle en moi au monisme et au panthéisme, je vois que c’est ma conscience. En tant qu’être conscient, je suis quelque chose non pas d’autre que le monde (je ne puis guère entendre par monde qu’une abstraction unitaire qui dépasse mon expérience), mais d’autre que les autres, qui eux-mêmes ne sont les autres que parce qu’ils sont des consciences autres que la mienne. Le principe de l’autre n’est pas, comme le dit Platon, la matière, mais la conscience. Dès que je philosophe, je cesse de me penser pour penser le monde. Or ma pensée du monde comme ma pensée de moi-même n’échappe au monisme et au panthéisme que si j’implique, dans cette pensée du monde, une conscience. C’est cette conscience que nous appelons Dieu. Certes l’expérience nous montre qu’en philosophie comme en religion les hommes ont pu nommer Dieu n’importe quoi : ici un œuf ou un crocodile, là la substance ou l’inconscient. Mais religion et philosophie, sous leur figure la plus ordinaire et lorsqu’elles emploient d’une façon juste les mots de la langue, réservent le mot Dieu a un être vivant qui comporte la conscience, et qui est placé au principe des choses. La conscience pourrait-elle sans contradiction, dans le bergsonisme, occuper une telle place à l’origine de l’élan vital ?

Qu’est-ce que la conscience pour M. Bergson ? En bref, elle mesure l’écart entre la représentation et l’action. Elle consiste dans une représentation d’actions possibles. Lorsqu’il n’y a pas du tout représentation d’actions possibles, mais absorption entière de l’être dans l’action réelle, la conscience est inutile et annulée, annulée par l’action qui occupe tout le champ de la vie psychologique. Certes la vie, qui comporte un choix, comporte aussi toujours un élément plus ou moins obscur de conscience. Mais dans le somnambulisme, dans les formes extrêmes de l’attention, nous voyons la conscience détruite par la perfection même de l’action, puis ramenée automatiquement par une déficience de l’action. Si l’intelligence est accompagnée de conscience beaucoup plus que l’instinct, c’est qu’elle implique éminemment la représentation des actions possibles, entre lesquelles l’action choisit.