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LE MONDE QUI DURE

verrait à son horizon soit un être collectif comme le Grand-Être de Comte, soit un être individuel comme le Surhomme de Nietzsche. Elle constituerait une morale d’homme, non une morale de philosophe et de sage. La seconde route nous conduirait par nos profondeurs, nous retournerait vers notre vérité et vers la vérité de l’être. La porte par laquelle elle passerait porterait l’inscription hindoue : Tat tvam asi. Tu es cela. Elle consisterait à dépasser pour retrouver, à retrouver pour épouser : dépasser les limitations, les illusions individuelles et spécifiques qui nous attachent à une fonction, à une œuvre, à notre tâche utile de « bœufs de labour », retrouver en nous l’être de droit qui serait tout, épouser l’identité des êtres, rallier le courant indivisé de l’élan vital. Ce ne serait plus une morale humaine, mais une morale philosophique et divine, peut-être chimérique. N’y a-t-il pas déjà contradiction dans l’expression que je viens d’employer : épouser le courant indivisé de la vie ? L’épouser réellement, n’est-ce pas l’épouser dans sa division croissante, puisque c’est un courant créateur, que plus il va plus il crée, et que créer, pour lui, c’est créer des systèmes d’illusions de plus en plus complexes, des espèces de plus en plus distinctes et opposées, des individualités de plus en plus riches ? Le connaître vraiment n’est-ce pas en être ? en écarter les illusions créatrices n’est-ce pas refuser d’en être, consommer le grand refus, la plus grande des illusions ? Cette direction du grand refus, la philosophie au fond la plus analogue au bergsonisme, la philosophie de Schopenhauer, l’a suivie. Pour Schopenhauer comme pour Spinoza (lui-même appelle le spinozisme le Vieux-Testament de son Évangile) la morale se confond avec la connaissance de la vérité, l’acte moral consiste à écarter des illusions, la vie morale à connaître et à éprouver la réalité telle qu’elle est. Or à la limite de cette morale, au bout de cette route qu’y a-t-il ? Quelle est la conclusion du Tat tvam asi ? Le nirvâna… Connaître dans sa réalité cet élan vital qui s’appelle la Volonté, c’est renoncer à le vivre. Tandis que l’illusion nous fournit des raisons de vivre, la vérité ici, vérité religieuse de l’Inde, vérité philosophique de Schopenhauer, ne saurait nous donner que des raisons de ne pas vivre.

La philosophie bergsonienne se trouve comme sur un toit du monde entre ces deux directions opposées. On imagine fort bien son ruissellement d’un côté ou de l’autre. D’une part elle présente dans son idée directrice, dans son élan vital, des analogies frappantes avec celle de Schopenhauer ; d’autre part, philosophie de la durée, elle peut passer,