Aller au contenu

Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
153
LE MONDE QUI DURE

que la diversité des vues prises sur l’ensemble, l’histoire d’une monade isolée ne paraît guère être autre chose, pour ce philosophe, que la pluralité des vues qu’une monade peut prendre sur sa propre substance : de sorte que le temps consisterait dans l’ensemble des points de vue de chaque monade sur elle-même, comme l’espace dans l’ensemble des points de vue de toutes les monades sur Dieu[1]. » C’est de la même origine que procèdent les théories de Kant et de Schopenhauer sur le caractère intelligible, racine et réalité de notre conduite temporelle. Pour toutes ces philosophies, notre nature, comme la nature de l’humanité, est essentiellement intemporelle. Cette direction a dû être confirmée par certaines idées chrétiennes, celle de l’Éternel, celle du péché originel. Pour que tous les hommes aient pu pécher mystiquement en Adam, il faut que le péché originel se soit passé en quelque sorte hors du temps. La religion comme la science attache les philosophes à une doctrine pour laquelle, ainsi que pour la philosophie antique « la réalité comme la vérité serait intégralement donnée pour l’éternité[2] ». Et Hegel, qui a cependant introduit si fortement l’historisme dans la réalité, se comporterait, pour un bergsonien, vis-à-vis de la réalité historique, comme Spencer s’est comporté vis-à-vis de la réalité cosmique, La philosophie de l’histoire, l’histoire de la philosophie, n’y sont que dialectique de l’Idée. Hegel n’embrasse l’histoire que pour étouffer l’histoire sous son vieil adversaire, le processus dialectique. Comme Spencer reconstitue l’évolution avec des fragments de l’évolué, Hegel constitue le pensant avec des états du pensé, le vivant avec des morceaux du vécu. L’histoire est réduite par lui à ce qui lui serait nécessaire pour être enchaînée dans un cerveau de dialecticien.

Et il s’agit là d’une illusion tellement tenace, tellement nécessaire que nous la retrouvons sur tous les plans humains, depuis l’antichambre des cartomanciennes jusqu’aux théoriciens actuels de la Relativité. De même qu’une illusion extérieure au temps consiste à confondre l’espace et le temps, de même une illusion intérieure au temps consiste à modeler l’image de l’avenir sur l’image du passé, et l’on démontre d’ailleurs que la seconde illusion se ramène à la première. La nature de la monade pour Leibnitz, la nature du caractère intelligible pour Kant, sont des réalités données, devant lesquelles

  1. Évolution Créatrice, p. 381.
  2. Id., p. 382.